Attention aux nuits en plein bois !
Vous allez en Haute-Mauricie, entre La Tuque et Chambord, préparez-vous à vivre des émotions. Et surtout méfiez-vous des fantômes. Un certain Jacques Crosier pourrait vous en passer un papier. Voyez la mésaventure de ce Montréalais à la une de La Patrie du 12 juin 1906.
Jacques Crosier, de Montréal, est venu faire la pêche récemment dans le district de la rivière Croche et a eu une aventure qui a failli lui coûter la vie. L’histoire a son côté drôlatique, mais Crosier se refuse à la trouver drôle.
Ayant loué les services d’un guide nommé «Batty» Brugee, Jacques Crosier partit pour la rivière Croche, où on lui avait dit qu’il y avait beaucoup de truites. Peu habitué à coucher sous la tente, Crosier choisissait les cabanes de bûcherons pour dormir et abandonnait la tente à son guide.
Or, un soir, la conversation tomba sur les revenants et Crosier fit au superstitieux Batty un long discours, au cours duquel il déclara qu’il n’y avait ni revenants, ni esprits, ni fantômes, et finit par dire qu’il voudrait avoir l’occasion de lui démontrer que tous ces phénomènes d’apparitions avaient une explication physique et naturelle.
«Batty» pensa qu’il pouvait lui fournir l’occasion désirée et il lui raconta une histoire à faire frémir.
«Il y a plusieurs années, dit-il, deux bûcherons, vivant dans une cabane à l’embouchure de la rivière Croche, se prirent de querelle lorsqu’il s’est agi de partager le produit de leur chasse pendant l’hiver et résolurent de vider le différend en se battant au couteau. La bataille eut lieu, les deux combattants se taillant les chairs en lambeaux.
«L’un d’eux survécut, mais l’autre mourut en accusant son adversaire d’avoir empoisonné la lame de son couteau avant de se battre. Depuis lors, ajouta «Batty», il apparaît dans la cabane sous la forme d’un spectre brandissant une lame pointue.
«Cette cabane est située à une nuit de marche seulement et si vous voulez allez coucher là demain, je vais vous y conduire, dit Batty à Crosier.»
Celui-ci accepta avec empressement, mais il parut soucieux le reste de la journée. Il fit néanmoins bonne contenance et, arrivé au fameux «chantier», il se mit en frais de se faire un lit à l’intérieur de la cabane, plaça son pistolet à la portée de sa main et ferma les yeux, tandis que Batty s’endormait sous la tente qui avait été dressée au dehors.
«Quand le fantôme viendra, il s’élèvera droit en passant à travers le plancher et portera la main au couteau, avait dit le guide, et si vous voulez tirer sur lui, prenez garde de ne pas l’atteindre.»
«Soyez tranquille, avait répondu Crosier, vous n’entendrez rien de la nuit», et le camp s’endormit.
Trois heures après, «Batty» fut éveillé par une forte détonation, bientôt suivie d’une autre, accompagnées de cris désespérés qui venaient de la cabane. La lune brillait en ce moment et laissait tomber une grande clarté à l’intérieur de la place, par une ouverture, qui avait dû être autrefois une fenêtre.
Anxieux et marchant avec précaution, le guide alluma un fanal et entra. Il s’était armé de son propre revolver, mais il n’en eut pas besoin. Assis sur sa couche, blanc comme un suaire, tremblant de tous ses membres et les cheveux hérissés, il vit Crosier plus mort que vif. Une couverte était jetée sur lui et elle était relevée à l’extrémité comme si les pieds de Crosier avaient poussé dessus.
«Voilà votre fantôme, s’écria-t-il en voyant entrer «Batty». Il s’est élevé comme vous l’aviez dit et j’avoue que j’ai tremblé pendant une minute. Alors j’ai tiré une couple de coups. Je crois même que l’une des balles m’a touché un pied en passant» ajoute-t-il d’un air piteux. Batty tira alors la couverte et constata que Crosier s’était amputé le gros orteil du pied droit.
Ils furent obligés de demeurer quinze jours dans le chantier avant que le blessé pût marcher et reprendre la route du monde civilisé.
Le fantôme de Crosier c’était son pied qui repoussait la couverte.