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Un cadeau magnifique

J’ai toujours aimé les textes de mon ami Luc Bureau, géographe et tellement autre chose aussi. Sa lecture de la vie, ses perceptions de notre habitat et de nos conditions d’existence sont tellement originales. Toujours elles nous secouent. J’aime beaucoup. Rappelez-vous sa Géographie de la nuit.

Hier, nous causions. Il me disait en train d’écrire un ouvrage qui ne sera peut-être jamais publié. Et il m’échappe le texte suivant. Il est tellement précieux de reconnaître des amis dont le violon est accordé tout à fait comme le nôtre. Ça rend le cœur si heureux.

Immédiatement, il a accepté de m’en faire cadeau pour ce site. Voyez.

La roue du temps

 « J’ai plus de souvenirs que si j’avais un million d’années ». Je sais que je suis ici en flagrant délit de mutilation d’un vers célèbre. Des « mille ans » du Spleen baudelairien, je hausse arbitrairement la mise à « un million ». Pourquoi cette surenchère ? Non pas que je possède une mémoire plus prodigieuse que celle de l’illustre poète, bien au contraire ; elle m’est aussi infidèle qu’une maîtresse dévergondée. Non, ce n’est pas de cette mémoire-là dont il s’agit, mais d’un genre de mémoire génétique qui embrasserait les temps immémoriaux.

 C’est là une idée larvaire qui m’est venue il y a peu de temps en observant une scène que j’avais vue des milliers de fois auparavant sans y prêter plus d’attention qu’il le faut : une maman dans la trentaine, assise sur un banc public, allaitait son bébé. Mis à part le banc public, je ne voyais aucune différence significative entre cette scène attendrissante et celle, se déroulant il y a un million d’années, d’un bébé tétant le sein de sa maman antédiluvienne. Puis, à l’autre extrémité de l’axe de la vie, à l’occasion de funérailles cette fois, j’essayais d’entrevoir l’écart émotionnel entre un père ou une mère pleurant aujourd’hui la mort d’un être cher et celui d’un père ou d’une mère pleurant la disparition d’un être cher néandertalien. L’allaitement et l’expérience de la mort, me répétais-je, n’ont pas changé depuis que le monde est monde. Et entre les deux, c’est la loi universelle et implacable de la répétition.

 Depuis les temps les plus antiques jusqu’à nos jours, chaque vie individuelle —la vôtre, la mienne, celle de monsieur le Ministre ou de Marilyn Monroe— recommence ou répète les différents âges de l’humanité. J’ai donc cohabité avec Homo faber et Homo sapiens. J’ai peint les grottes de Lascaux; j’ai empreint les cinq doigts de ma main dans le sable doré et la neige fondante. J’ai pratiqué la Grèce antique, l’Empire romain, la Renaissance. J’ai participé aux révolutions américaine, française, industrielle, sexuelle, numérique. Je tiens dans la main mille exemples évidents de ce dédoublement. À ma naissance, je ne vois pas en quoi le nouveau-né que j’étais pouvait organiquement se distinguer, tant dans sa morphologie et ses humeurs que dans son ardeur à téter le sein maternel, d’un bébé préhistorique.

 Très jeune, mon aptitude au langage était aussi réduite que celle d’un jeunot de l’âge des cavernes. Avec des pierres, j’aimais chasser les écureuils et les oiseaux. Je me construisais de fragiles abris avec des branches d’arbres ou de hautes herbes sauvages. J’adorais me barbouiller le visage de substances salissantes pour faire peur à mes camarades. Un peu plus tard, j’ai brouté l’amertume de la vie dans les prairies du Moyen Âge ou de ses pourtours. Les preuves sont là. L’atmosphère religieuse ambiante y était presque aussi sombre et oppressante qu’elle pouvait l’être à l’époque médiévale. Le savoir-faire et les techniques de mise en valeur des terres agricoles n’avaient guère changé depuis le douzième ou treizième siècle.

 À la mesure de mes capacités, j’aidais mon père et mes frères à défricher la forêt afin d’élargir de quelques empans le domaine cultivable. Afin de les obliger à accélérer le pas, je faisais claquer le fouet sur le flanc des bœufs attelés à l’arrachoir de souches ou à la charrue. À la ferme, nous jouissions de trois sources d’éclairage : la lumière solaire, la lampe à l’huile et les chandelles. Sans réfrigérateur ni congélateur, la conservation des aliments, de la viande en particulier, commandait certaines pratiques ancestrales; m’incombait ainsi la tâche, au début des grands froids de l’hiver, d’enfoncer les pièces de viande dans l’avoine stockée dans le grand compartiment en bois situé dans le hangar près de la maison. La salaison était aussi une méthode populaire de conservation : des pièces de lard tapissées de gros sel, déposées dans un grand baril, constituaient une importante réserve carnée. La cave, qui offrait une température fraîche à l’année, permettait de stocker en été comme en hiver les patates, les navets, les carottes.

 Les dimanches, on me confiait la tâche d’atteler le cheval à la voiture —calèche en été, traîneau en hiver— afin de se rendre à l’église du village pour assister à la grand-messe. La cueillette de l’eau de Pâques, pratique remontant à des rites antiques, était scrupuleusement respectée chez la plupart des familles. Je garde un souvenir attendri de ces soirées d’autrefois où les gens du voisinage se réunissaient pour chanter, danser, se raconter des histoires, tout comme nos ancêtres préhistoriques pouvaient le faire autour d’un feu. Ma famille ne comptait que neuf enfants. J’avais un peu honte de ce contingent médiocre, car il n’était pas rare de voir des familles qui comptaient une progéniture de douze, quinze ou vingt membres. Il fallait tenir compte des nombreux décès infantiles.

 Le plus souvent, nous n’allions pas voir le médecin, c’était le médecin qui venait à nous. Je revois ce bon vieux docteur Roy qui, lesté de son petit « flasque d’alcool », dans son traîneau tiré par un cheval écumant, se déplaçait pour rendre visite aux malades : pratiquer un accouchement ici, soigner des rhumatismes là. Il reste dans le paysage des traces tangibles de ce passé qui ne meurt pas, ne serait-ce que pour nous rappeler que la terre participe elle aussi au cycle de l’éternel recommencement : des champs hier encore cultivés sont aujourd’hui reconquis par la friche, des maisons ancestrales sont rénovées et retrouvent leur lustre d’antan, des quartiers urbains délaissés font l’objet d’une reconquête. Quand je regarde le fleuve, ce « chemin qui marche », je me rappelle qu’il fut la première route du pays, que ces deux rives furent et demeurent les axes privilégiés d’occupation, que les rues, les routes principales et secondaires que nous empruntons soient à peu de chose près les mêmes que nos ancêtres tracèrent à partir de ce fleuve il y a deux, trois ou quatre siècles.

 J’ai le sentiment très vif de m’être colleté avec plusieurs phases de l’histoire du monde au cours de ma vie. Et vous ? Que seront la Préhistoire vécue, l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance pour les générations à venir ? De simples mots sans écho ?  Ou des expériences substantielles et fructueuses de la vie qui n’est autre qu’un palimpseste où les traces du passé même le plus lointain persistent à jamais ?

 

Merci, cher Luc, merci beaucoup !

 

3 commentaires Publier un commentaire
  1. Hélène Gonthier #

    Homme de grande réflexion…
    Intéressant de lire sur ce cycle de l’éternel recommencement…
    Il contribue à élargir nos compréhensions par des exemples significatifs !
    Ça fait sens!
    Et c’est si bien écrit!

    19 juillet 2017
  2. Andrée Gendreau #

    Merci Luc de ce très beau texte; merci Jean de nous le re-transmettre…On se sent privilégié de vous connaitre tous les deux…merci!

    Andrée

    2 août 2017
  3. Jean Provencher #

    Merci à toi, chère Andrée. Faisons-nous des plans pour un repas tout le monde ensemble.

    2 août 2017

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