La rivière de son enfance
On répète que, né en bordure d’un cours d’eau, on en sera marqué pour la suite de nos jours.
Nous reviendrons bien à nouveau sur l’ouvrage d’Adrienne Choquette, Le temps des villages (Notre-Dame des Laurentides, Les Presses laurentiennes, 1975), dont je vous parlais. Mais j’ai peine à me retenir de la manière dont elle termine son livre, un hommage à sa rivière, le Saint-Maurice.
Mon village a beaucoup progressé. Il a aujourd’hui, m’a-t-on-dit, des quartiers nouveaux et ses rues élargies sont toutes pourvues de trottoirs d’asphalte, sans discrimination. Plusieurs maisons peintes de couleurs vives ont remplacé les humbles bâtisses de mon enfance, des magasins, une caisse d’épargne, un beau centre de loisirs donnent grand air à la rue principale.
Mais le village a perdu son nom quand on l’annexa à la ville d’en face. Je crains qu’il n’ait perdu en même temps le charme indéfinissable que je lui trouvais, fait d’une vitalité proche de la nature à laquelle il correspondait comme par des racines jumelées.
Quelque chose en tout cas, j’en suis sûre, est demeuré fidèle à mes souvenirs et ne changera pas, quelles que soient les audaces du progrès. C’est la rivière, c’est la couleur bleu bleuet de son eau froide. Elle a encore vieilli, c’est certain, depuis le temps de nos baignades. Mais rien n’y paraît sans doute, rien n’y paraîtra jamais ni la fougue juvénile de ses colères ni dans la douceur apprivoisée de ses rives. Et tout là-haut, bien loin en remontant son cours jusqu’à la source secrète de sa naissance, je pourrais, je pense, retrouver intacte l’exaltation du grand Kid Lanctôt, son souffle mêlé à celui de la nature à la façon des bêtes fières et libres.
Longtemps après qu’il ne restera plus trace des générations de mon village et que l’on cherchera en vain nos tombes, la rivière coulera sous le pont et usera patiemment la digue de béton, comme elle le faisait déjà au temps de mon enfance et bien avant que je fusse née. Elle verra d’autres Johnny-Catin découper sa glace pour y tailler des visages sans âge et sans voix, en quête d’étranges recherches pas tout à fait humaines. Et elle se fera bonne et utile à des mémères Diottes au sourire exténué et lumineux.
Et lorsqu’elle aura écrit en lettres mouvantes encore mille et une histoires du cœur humain, si pareilles dans leur blessure initiale, alors la rivière les effacera toutes à coups de soleil ou de nuit pour se retrouver dans l’aube dernière, seule et nue, à attendre l’éternité des villages.
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