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Entendre le silence

inondation Mauriac un

Parfois, soudain, j’aperçois des images qui me ramènent à des textes lointains remontant à la surface, des états d’âme formulés par quelqu’un, un jour. Et vous allez me trouver tannant, parce que l’écrivain François Mauriac (1885-1970) n’est plus de notre temps. Mais pourquoi m’y refuserais-je ?

Aujourd’hui, je marche mon terrain à la pluie, tout trempé, et des scènes me ramènent à lui. Peut-être bien parce que ce lieu est brun. J’ai de cet homme un tout petit livre charmant. La maison Hachette lui avait demandé entre les deux guerres des notes et maximes sur le thème de La Province. Déposant son manuscrit, l’écrivain avait déclaré qu’il s’était attaché à analyser les caractéristiques profondes de la vie provinciale, à montrer son étonnante stabilité. En 1964, l’ouvrage étant épuisé, Mauriac, approché pour une réimpression, y donne son accord, mais ne souhaite pas apporter de modification à son texte. C’est l’édition que je possède. Extraits.

Ce que je cherche dans le bourg où, pour les vacances, je reviens ? Une flaque du passé.

Le temps ne s’y imprime que sur les figures; encore changent-elles moins qu’à la ville; mais tout le reste fut si peu touché que je crois me réveiller en pleine enfance. Ma Province m’attire comme l’immuable. Je serai toujours un enfant pour les pins de cet enclos. Ici seulement, parce que la maison m’est un repère et que j’y reviens au même moment de l’année, je sais discerner les constellations : Cassiopée au-dessus du puits, Véga sur la prairie, et, au bout de l’allée gravée, la Grande Ourse.

* * *

Le vacarme de Paris, ses autobus, ses métros, ses appels de téléphone, ton oreille n’en avait jamais rien perçu; — mais ce que j’écoute ce soir, sur le balcon de la chambre où tu t’éveillais dans la joie des cloches et des oiseaux, ce sanglot de chouette, cette eau vive, cet aboi, ce coq, ces coqs soudain alertés jusqu’au plus lointain de la lande, c’est cela même, et rien d’autre, qui emplissait ton oreille vivante; et tu respirais, comme je le fais ce soir, ce parfum de résine, de ruisseau, de feuilles pourries. Ici la vie a le goût et l’odeur que tu as savourée quand tu étais encore au monde.

* * *

Dans le silence de la campagne, l’homme entend mieux crier sa chair.

Au champ, le désir universel devient palpable : ce nuage de pollen qui soufre l’air, cette vibration amoureuse de la prairie — cette branche au-dessus de ta tête qui plie sous le poids de deux oiseaux; et si ta servante est jeune, ton jardin, le soir, plein de garçons comme de matous.

Tu sens battre dans tes artères le sang du monde, tu participes à l’universelle germination.

* * *

Ceux qui ne l’ont jamais quittée, la nature les pétrit lentement à son image; elle les durcit, les plie à subir sans murmure ses lois aveugles; ils végètent au sens profond du terme. Toute leur vie est réglée par les astres; le soleil couché, ils ne poursuivent pas une existence factice; l’aube les éveille comme les bêtes, et comme les bêtes encore ils chassent, fouaillent la terre; le soleil seul les lave, et la pluie. Ils s’identifient avec la terre, retournent dans son sein sans murmure, — n’aiment pas que leurs ascendants subsistent au-delà du terme où il est normal d’y retourner. Ils n’appellent le médecin auprès du vieux que pour la forme et lorsqu’ils sont assurés que cette première visite sera la dernière et que le vieux n’a plus besoin de remèdes en ce monde.

 

François Mauriac, La Province. Notes et maximes, Paris, Hachette, 1964, 96 pages.

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2 commentaires Publier un commentaire
  1. Silvana #

    Cher Jean,

    Merci pour tant de beauté.

    Loin de nous tanner, vous nous donnez d’écouter la vie ! Comme c’est bon de prendre le temps d’entendre le murmure non apprivoisé des éléments de la nature sous votre plume et sous celle de Mauriac; un délice.

    Et puis tient, je passe à la Bibli. ce soir voir si je peux y dénicher quelque chose qui prolongerait mon ravissement !

    13 avril 2015
  2. Jean Provencher #

    Merci à Vous, chère Silvana. Faites-nous signe si Vous faites une découverte qui tiendrait du ravissement à la Bibli.

    13 avril 2015

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