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À la «cabane», il y a 140 ans

Les cabanes à sucre ont bien changé. Dans Le Monde illustré du 1er avril 1899, Philéas Huot nous raconte ce que ce fut voilà 140 ans.

Permettez-moi, si vous le voulez bien, chers lecteurs, de décrire succinctement un gai pèlerinage à travers une érablière de la côte Beaupré, près de Québec, en 1870.

Je parle de longtemps, comme dirait le bon Béranger.

La science de nos sucriers, à cette époque, n’allait pas jusqu’aux améliorations modernes.

La gouttière galvanisée, le réservoir de fer-blanc, les poêles luisants où fermente et bout la sève qui tout à l’heure se convertira en sucre d’or, n’existaient alors que dans l’imagination inventive de quelques chercheurs obstinés.

On se contentait de faire à l’arbre une blessure avec la hache primitive du bûcheron, blessure saignante d’où coulait la sève, couleur vin sauterne, dans un seau que l’on avait d’abord fixé au bois au moyen d’une anse en fer soutenue par deux clous enfoncés à grands coups de marteau.

C’était curieux de voir les moissonneurs de tout âge, la tuque sur la tête, chaussés de mocassins, montés sur de légères raquettes, traçant dans leur marche sur la neige de capricieux dessins, allant d’arbre en arbre glaner la douce liqueur; et les chiens, noirs ou blancs, attelés à la manière des chevaux, fatigués, harassés, la langue pendante, le poil fumant en vapeur, courant de leurs quatre pattes sous le fouet du maître, pendant que de temps à autre un lièvre passait, comme l’éclair, dans un sillon de neige soulevée par sa course vertigineuse.

Ce jour-là, donc, partis le matin de la ville encore endormie, garçons et filles, nous fîmes route vers le Château Richer.

Après quelques heures d’un voyage sur les hauteurs des côtes Montmorency, nous débouchions dans une forêt recouverte d’un léger manteau de neige cristallisée par les premiers rayons du soleil levant.

Ces immenses colonnades d’arbres avec leurs branches pendantes, couvertes de givre, semblables à de longs bras au repos, me faisaient l’illusion d’une gigantesque troupe de cuirassiers blancs campés dans la plaine, l’arbre au bras. Le spectacle était frappant et féérique.

Et les carrioles cheminaient toujours. […]

Arrivés au but de cette paisible reconnaissance à travers monts et vallées, landes et forêts vierges jonchées du blanc manteau tissé par nos hivers canadiens, nous arrivâmes enfin à une cabane à sucre, où nous attendait sur le seuil le maître de céans.

Nous entrâmes.

Le plafond de la hutte laissait pendre sur nos têtes, à l’instar de l’épée de Damoclès, des stalactites congelées et transparentes; ce qui n’avait rien de rassurant pour nos membres transis par le froid.

On battit le briquet, les chandelles et les lampions de fer-blanc fixés au mur s’allumèrent, et cette lumière subite fit exécuter aux ombres des danses fantastiques, ce qui épeura les fillettes qui se cachèrent sous leurs chaudes mantilles, rougissantes.

Nous fîmes cercle autour d’un énorme poêle à deux ponts chauffé à blanc qui fit courir aussitôt dans nos membres une douce chaleur.

Quelques minutes après, commodément attablés à un jovial festin, nous savourions le sirop appétissant, la tire aux longues tresses couleur de cuivre, le sucre fondant sur la langue… le tout relevé du cliquetis des assiettes, des couteaux et des bols passés de mains en mains, faisant la chaîne.

Sortis ensuite au dehors, nous nous amusâmes tant et si bien, que l’heure était oubliée lorsque le crépuscule nous surprit dans une passe de montagnes.

Il fut décidé, d’un commun accord, de passer la nuit sous une petite bâtisse construite en morceaux de bois bruts, élevés les uns sur les autres et surmontés d’un toit en planches, d’où émergeait un tuyau de tôle qui lançait une fumée noirâtre dans le ciel bleu.

Fatigués, les membres rompus, quand sonna l’heure de se coucher, nous nous étendîmes à la ronde sur des lits faits de branches de sapin, pendant que par une fissure du toit mal joint nous apercevions un morceau de la lune à son premier quartier, et, de temps à autre, une étoile souriante dans les lointains du firmament.

Le lendemain, nous rentrions à Québec à la brunante, joyeux et satisfaits de cette tournée aventureuse, emportant assez de maisons de sucre pour y loger tous les enfants du voisinage, rassasiés enfin dans leurs juvéniles convoitises.

 

L’illustration ci-haut est tirée du journal L’Opinion publique du 16 mai 1872 et on la trouve à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, au descripteur «Cabanes à sucre».

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Henri Desmeules #

    Vous souvenez -vous du ¨petit train se Sainte-Anne ¨ qu’on devait prendre pour se rendre aux parties de sucre sur la Côte de Beaupré au cours des années ’50 ? Souvenirs impérissables !
    J’ai ¨fait les sucres ¨de façon artisanale durant plus de 10 ans chez moi à Saint-Pierre et je suis en mesure de témoigner de tout le bonheur et de la satisfaction que j’en ai retiré, surtout lors de mon premier gallon de sirop !!

    4 avril 2013
  2. Jean Provencher #

    Originaire de Trois-Rivières, cher Monsieur Desmeules, je n’ai pas souvenir du «petit train de Sainte-Anne». Je me rappelle seulement du gros train du Pacifique Canadien qui me menait, sur la rive nord, à mes études à Québec. Un jour, la belle Anne Hébert, l’écrivaine, y était. Sage comme une image, toute à ses affaires.

    5 avril 2013
  3. Yolaine Bilodeau #

    Et bien nous, c’est à saint-Maurice qu’on fait les sucres comme autrefois dans notre petite érablière isolée entre deux rangs. Grande maison centenaire, grands champs devant, érablière et sa cabane derrière, sans eau courante ni électricité. C’est le bonheur!

    7 avril 2013
  4. Jean Provencher #

    Ô, chère Vous, profitez-en bien ! Et quel beau pays que Saint-Maurice ! On dirait qu’il a quelque chose, un je-ne-sais-quoi d’hors du monde… ou éternel

    8 avril 2013

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