Madame de Lorimier n’est plus (deuxième partie)
D’abord, il me faut vous dire de retourner à l’article d’hier — Madame de Lorimier n’est plus (première partie) — pour bien comprendre cet article-ci.
En 1883, l’avocat, journaliste et historien L.-O. David, travaillant à la première histoire des Patriotes qui paraîtra l’année suivante sous le titre Les Patriotes de 1837-1838, se rend compte que les Québécois ne se sont jamais soucié du sort d’Henriette Cadieux, veuve de Chevalier de Lorimier, exécuté le 15 février 1839, ainsi que de ses enfants. Aussi, avec Honoré Beaugrand, Louis Fréchette et d’autres organise-t-il une levée de fonds pour aider cette famille depuis longtemps dans l’indigence.
On réussit à amasser rapidement 1 300$. Une somme de 1 000$ ira à Madame de Lorimier, et 300$ iront aux veuves du «capitaine Jalbert», de Saint-Denis-sur-Richelieu, et d’Ambroise Sanguinet, ce dernier exécuté, comme son frère Charles, au même moment que Chevalier de Lorimier.
Retour donc à cet article de La Patrie du 9 décembre 1891.
C’est le 15 juillet 1883 qu’eut lieu la présentation à madame de Lorimier et à ses deux filles de la somme souscrite en leur faveur. Voici comment M. Chapman, un écrivain de talent [je rajouterais : lyrique, et aujourd’hui bien ancien, «pompier» à vrai dire, et souvent très religieux], rendit compte de cette belle démonstration dans La Patrie du 17 juillet :
« Dimanche matin, le vapeur Terrebonne, tout pavoisé, laissait le quai de la compagnie Richelieu aux accords d’une fanfare guerrière.
Une foule de touristes couvrait le pont, le salon et la dunette du bateau, les toilettes jetaient des rayonnements, et les femmes, éblouissantes de grâce, gazouillaient, et leur rire, sonore, argentin, éclatait en tout sens comme des trilles d’oiseau.
Le ciel était radieux, la brise pleine de parfums, de chants et de murmures, et le St-Laurent, enivré de l’effluve matinal, allongeait sa vague brodée d’écume.
Il y avait de la joie sur tous les visages.
Pourquoi cette joie ?
Parce que les promeneurs allaient accomplir une noble action, réparer l’ingratitude de tout un peuple, donner à la veuve d’un martyr de la liberté, un peu d’or et de gloire pour essayer de la consoler de quarante-quatre années de deuil, de souffrance et d’humiliation.
Parmi tant de voyageurs, il y en avait un surtout, qui jouissait beaucoup. C’était M. L. O. David, de la Tribune, celui dont le nom est désormais uni à ceux des héros de 1837, dont la parole et le zèle ont réchauffé les cœurs, ont fait que les Canadiens se sont souvenus qu’à quelque distance de Montréal, la femme et les filles d’un héros vivaient dans l’oubli. M. David était heureux, car il avait rencontré des hommes dévoués qui lui avaient aidé dans son œuvre philanthropique, car, à son côté, M. Beaugrand tenait en porte-feuille la somme de mille dollars, le produit de diverses contributions, qu’il allait dans un instant remettre à la veuve de Thomas Chevalier de Lorimier.
Quand le vapeur toucha au quai de l’Assomption, une foule immense, accourue sur le rivage, salua chaleureusement les visiteurs, et des salves de mousqueterie éclataient dans l’espace.
À ce moment, l’immortel Thomas Chevalier de Lorimier dut tressaillir dans sa tombe, quand l’écho répéta de ravins en ravins les applaudissements de ceux qui manifestaient leur reconnaissance aux excursionnistes venus lui prouver que son testament politique était enfin exécuté.
Les Montréalais purent assister à la messe, et, lorsque les sons si graves et si touchants de l’orgue firent tressaillir la pieuse enceinte, tous les fidèles étaient visiblement émus, et sans doute plus d’une femme demanda alors du Divin Crucifié le repos de l’âme de ce fou sublime qui expia sur le gibet le crime d’avoir aimé son pays.
Dans l’après-midi, les membres du comité de la souscription de Lorimier, dont M. David était le président, allèrent offrir à madame de Lorimier le don qu’on lui destinait.
La scène qui eut lieu, lors de la présentation de cette adresse, est indescriptible.
M. L. O. David, chargé de lire l’adresse qu’il avait écrite, n’a pu le faire, empêché qu’il était par l’émotion, et quand M. Beaugrand remplaça M. David et se fit l’interprète de la foule venue pour témoigner sa gratitude à la veuve du grand patriote mort pour la liberté, tout le monde pleurait.
Voici l’adresse :
À Madame Thomas Chevalier de Lorimier et à ses enfants.
Thomas Chevalier de Lorimier, mourant pour la liberté de son pays, avait confié sa mémoire et ses enfants à son épouse et ses compatriotes.
Quarante-quatre années de deuil et de dévouement montrent que sa confiance en vous était bien placée. Vous avez dignement porté son nom et fidèlement exécuté ses dernières volontés.
À la nation incombait le devoir sacré de faire sa part, d’acquitter la dette immense qu’elle a contractée envers ceux qui sont morts pour lui donner la liberté dont elle jouit maintenant. «O mes compatriotes, avait dit de Lorimier, je meurs pour vous, pour mon pays, j’espère que ma mort vous sera utile.»
Oui, sa mort nous a été utile, elle a appris à respecter une nation capable de produire de pareils dévouements. Elle a montré que sur les échafauds comme sur les champs de bataille, nous savions mourir pour nos droits et nos libertés.
La mort de votre époux, madame, a été celle d’un héros. Ses dernières paroles mériteraient d’être inscrites sur nos monuments et nos édifices publics; car jamais leçons plus éloquentes de patriotisme ne furent données à un peuple.
Ah ! madame, il faut lire les pages qui contiennent ses dernières pensées pour apprécier la grandeur de la perte que vous avez faite, et les souffrances que vous avez si généreusement supportées.
Ce que nous vous offrons est peu de chose pour tant de sacrifices, mais au moins ce sera pour vous, madame et mesdemoiselles, la preuve que la nation s’est souvenue enfin de celui que vous avez tant pleuré.
Puisse cette modeste offrande être une consolation pour vous et un encouragement pour tous ceux qui se dévouent à la patrie.
Recevez, madame et mesdemoiselles, les vœux sincères que nous formons pour votre bonheur.
L. O. David, président du comité
Louis Fréchette, vice-président
H. Beaugrand, secrétaire. »
Durant la lecture de l’adresse, madame de Lorimier était au comble de l’émotion. Cependant elle put dompter cette émotion et prononcer d’une voix grave ces paroles :
«Je vous remercie, messieurs, en mon nom et au nom de mes enfants. Les paroles me manquent pour dire ce que mon cœur éprouve, mais vous devez le comprendre. Jamais je n’oublierai ce que vous faites pour moi et pour la mémoire de mon mari.»
Quelques instants après, madame de Lorimier, brisée par cet effort, tomba évanouie.
La lecture de l’adresse terminée, il y eut une séance musicale et littéraire à laquelle prirent part MM. David, Beaugrand, Archambault, Fréchette, St-Pierre, Desève, Mme St-Pierre et Mlle Peltier. Après qu’on a mis de pareils noms sous les yeux du public, il est parfaitement oiseux de parler du résultat de cette séance.
Le journée du dimanche a été splendide, la démonstration, si importante, qu’elle aura un retentissement extraordinaire par tout le Canada. Elle a eu un triple but : de donner du soulagement à une famille pauvre, d’honorer la mémoire d’un patriote, de faire voir à la génération la récompense réservée à ceux qui se dévouent pour les saintes causes; et comme le temps ne fait parfois que donner de l’éclat aux choses véritablement grandes, ceux qui vivront dans un quart de siècle, en parlant de cette démonstration, diront avec orgueil :
J’étais là. »
À noter que l’avenue de Lorimier à Montréal, qui s’est d’abord appelée Colborne du nom de John Colborne, militaire britannique, partisan avoué d’une répression par la force en 1837-1838, surnommé « le brûlot» pour avoir mis à sac et à feu les villages du Richelieu et du nord de Montréal qui s’étaient rebellés, cette avenue, dis-je, porte depuis le 27 juin 1883 le nom de de Lorimier, en l’honneur bien sûr, de ce Patriote condamné à mort par une cour martiale créée par Colborne et exécuté au Pied-du-Courant (tout au sud de l’avenue, en bordure du fleuve) le 15 février 1839.
Les corps des Patriotes exécutés le 15 février 1839 seront jetés dans une fosse commune, là où est aujourd’hui le square Dominion. Plus tard, lorsqu’on aménagera les lieux en «square», on prélèvera auparavant les ossements s’y trouvant pour les transporter au cimetière Notre-Dame-des –Neiges et les placer sous le monument funéraire aux Patriotes.
Bien sûr, il fallait que toutes ces choses soient dites pour qu’enfin, jamais la mémoire ne défaille, et pour la suite du monde.
L’illustration ci-haut de la plaque de bronze se trouvant là où était la prison du Pied-du-Courant provient de Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds Collection initiale, Photographies, cote P600, S6, D4, P71.
L’illustration du monument funéraire aux Patriotes au cimetière Notre-Dame-des-Neiges provient de Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Collection Centre d’archives de Québec, Documents iconographiques, cote P1000, S4, D19, P113.
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