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Le premier amour

Ah, quand donc pourrons-nous nous complaire dans une anthologie sur le premier amour ? Qui nous offrira les plus beaux textes à ce sujet ? Je serais volontiers le premier acheteur. Le monde de la fraîcheur, de l’innocence, des premiers émois… et bientôt de la première peine d’amour, celle qui cogne le plus.

Il y aura assurément du Alain-Fournier, extraits du Grand Meaulnes. Rappelez-vous quand Meaulnes rencontre enfin cette jeune fille dont il rêve tant. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol. Il y aura des portions de Claire France, de son livre Les enfants qui s’aiment qui nous a tant émus, adolescents. Tourgueniev aussi et son Premier amour.

Et ce texte-ci de Charles Gill, poète et peintre, né à Sorel en 1871 et mort de la grippe espagnole en octobre 1918. Ce poème, considéré aujourd’hui comme un classique de la poésie québécoise, paraît dans le journal La Patrie du 5 avril 1902. Edmond de Nevers en citera un extrait dans La Patrie du 3 mai 1902.

 

Premier amour

Nous nous étions connus tout petits à l’école.
Comme son père était de mon père voisin,

Nous partions tous les deux sac au dos, le matin

Nos têtes s’encadraient d’une même auréole.

Dans la rose candeur du sourire enfantin,
Nous étions bons amis ; quand les flots du Pactole
Roulaient chez l’un de nous, par hasard, une obole,
Nous divisions toujours en deux parts le festin.

Souvent, aux lendemains de mes fainéantises,
Me laissant consulter en route son devoir,
Elle sut m’épargner l’horreur du cachot noir ;

Moi, je grimpais pour elle à l’arbre des cerises,
Pour elle je pillais la vigne et le pommier,
Et je la défendais comme un bon chevalier.


Plus tard, à l’âge d’or où dans notre poitrine

Vibre l’enchantement des frissons amoureux,

À l’âge où l’on s’égare au fond des rêves bleus,

Sans songer à demain et ce qu’il nous destine,

Sous les érables du grand parc, à la sourdine,
Nous nous cachions, loin des oreilles et des yeux,
Et, son front virginal penché sur mes cheveux,
Ensemble nous lisions le divin Lamartine.


Oui ! nous avons vécu l’âge de nos seize ans 

Où le coeur entend mieux ce qu’une lyre exprime, 

Au rythme des grands vers frappés au coin sublime !

Oui ! nous avons connu les baisers innocents,
Sur le lac de cristal que la nacelle effleure,
Devant le livre ouvert à la page où l’on pleure.

Comme ils coulaient heureux ces beaux jours d’autrefois !
Comme nous nous aimions avec nos âmes blanches !
Dans les sentiers discrets émaillés de pervenches

Qu’épargnaient en passant ses brodequins étroits,

Nous allions écouter l’harmonieuse voix
Des souffles attiédis qui chantaient dans les branches;
Nous mêlions au murmure infini des grands bois
L’écho de nos serments et de nos gaîtés franches.

Fervents du clair de lune et des soirs étoilés,

Nous allions réveiller les nénufars des plages,

Inclinant sur les flots leurs corps immaculés.

Et les rayons d’argent caressaient nos images

Qui mêlaient leur sourire aux astres, perle d’or
Dans l’azur assombri du Saint-Laurent qui dort.

Pour l’amour éternel nos âmes semblaient nées,
Quand bientôt se leva l’aube des jours amers.
L’irrévocable loi des sombres destinées
Étendit entre nous l’immensité des mers.
Je ne les revis pas, les yeux qui m’étaient chers,
Et vous ne buviez plus la Vie à leurs éclairs,
O mes illusions, ô mes abandonnées !…
Ses serments éternels ont duré deux années
Je n’eus pas son adieu, mais sur mon front pâli
Sa main rose allongea le soufflet de l’oubli !

Lecteur, à terminer ma pièce je t’invite :
Si ton premier amour est trépassé moins vite,
Réveillant dans la mort le cher enseveli,
Ajoute à ce poème incomplet… une suite.

Charles Gill

 

Le portrait de Charles Gill, une photographie de Neuville Bazin, fut peint par Edmond Dyonnet. Source de cette image : Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Office du film du Québec, Documents iconographiques, cote : E6, S7, SS1, P74370.

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