Le diable joue avec la lune, la nuit de Noël
Sachant la population de Blancheville heureuse le 24 décembre en soirée, le diable « se creusa la cervelle pour savoir ce qu’il ferait bien pour faire enrager tous ces braves gens et quelle méchanceté il pourrait bien inventer ».
Je vais leur jouer un bon tour, se dit-il, en se frottant les mains, je vais escamoter la lune et accumuler de gros nuages au-dessus de Blancheville ; de cette façon, personne n’osera sortir, les bonnes femmes ne se rendront pas à la messe de minuit, le curé n’aura rien pour ses pauvres, les enfants n’iront pas chez leurs parents, tout le monde sera furieux, le nombre de gens qui se donneront au diable sera considérable et la soirée sera excellente pour moi.
Il se mit à l’œuvre.
Ce n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de prendre la lune, mais tout le monde sait que le diable a des procédés machiavéliques pour arriver à ses fins. Il prit donc son élan et arriva en face du grand cercle blanc. Mais il n’y pu rester.
Le diable a beau être habitué à demeurer en enfer, à côté des fournaises les plus ardentes, les rayons du soleil qui le frappaient en plein lui semblaient trop chauds. D’un autre côté, le diable n’aime guère, comme tout le monde sait, que l’obscurité, et cette grande lumière qui éclairait sa face horrible, ses mains et ses pieds crochus, sa queue bouclée, lui était insupportable !
Il ne pouvait même pas essayer de toucher à la lune, car la chaleur solaire avait chauffé à blanc notre satellite, et il se brûla quand il voulut y porter la main.
Il fut d’abord fort désappointé, mais comme nous l’avons rappelé, ce génie du mal a plus d’un tour dans son sac ; il réfléchit qu’il n’avait qu’à passer de l’autre côté de la lune pour échapper à tous ces inconvénients. Abrité, en effet, par l’astre des nuits, il put opérer en toute tranquillité. Il poussa la lune dans la mer pour l’éteindre et la mit dans sa poche.
Puis il alla chercher en Angleterre tous les nuages les plus noirs qu’il pût trouver et les amoncela au-dessus du village qu’il avait entrepris de persécuter.
L’étonnement et le désappointement furent grands à Blancheville. À ce magnifique clair de lune, à ce ciel étoilé et sans nuages qu’on admirait une heure auparavant, succéda brusquement une nuit obscure comme un four, un ciel noir comme de l’encre, et une calotte de nuages des plus menaçants.
La désolation devint générale, les hommes ne tenaient pas à aller au cabaret, pensant qu’aucun voisin n’aurait la tentation d’y aller, les femmes n’osaient pas aller à l’église, craignant d’être surprises par une bourrasque de neige, peut-être imminente.
Les enfants étaient plus tristes encore, car on avait décidé partout qu’il ne serait pas prudent de les faire sortir par un temps pareil, parce qu’ils prendraient mal s’ils étaient mouillés par l’averse qui était à chaque minute sur le point de tomber.
Tous ceux qui avaient fait des préparatifs étaient à la fois navrés et furieux, car ils pensaient que ce maudit temps ferait hésiter la plupart des convives dont beaucoup demeuraient à de grandes distances et qu’ils auraient fait beaucoup de frais pour rien.
Mais le plus désolé de tous était le pauvre curé qui pensait que personne ne viendrait à la messe de minuit et qu’on ne lui apporterait rien. Il se demandait déjà comment il ferait avec les pauvres que l’obscurité et l’ouragan n’arrêteraient pas eux.
Le diable était ravi ; il dansait de joie.
Il voulut se donner le plaisir de contempler de plus près les résultats de sa bonne farce. Avec l’impudence et l’audace qui le caractérisent, il descendit chez le curé et alla se blottir dans l’âtre de la cuisine où brûlait un maigre feu, attendant la bûche qu’on apportait habituellement du château.
Là, il demeura silencieux, se réjouissant d’avance de l’embarras dans lequel il pensait que le bon curé, son ennemi personnel, allait se trouver.
Minet, le gros chat noir, faisait le tour de la cuisine en ronronnant, se disant dans sa cervelle de matou qu’il y avait du feu bien tard dans la cheminée ce jour-là et devinant, lui aussi, qu’il y allait avoir fête au logis.
Tout à coup, il aperçut un bout de la queue du diable qui dépassait et le prenant pour une souris, il sauta dessus, y planta ses dents et tira.
Le diable, que cette morsure sortit de sa rêverie, se leva brusquement, mais comme Minet tenait bon, il perdit l’équilibre et tomba sur les mains.
La lune s’échappa de sa poche et, sortant alors par le tuyau de la cheminée, elle monta reprendre sa place dans le ciel.
Aussitôt les nuages se dissipèrent, l’obscurité s’évanouit, le temps reprit sa clarté.
Tout Blancheville assista, au comble du ravissement, à cette transformation. On ne prit ni la peine ni le temps d’en chercher les motifs, on se contenta de chasser les soucis qui avaient un instant assombri les fronts et on se disposa à faire joyeuse fête.
Jamais Noël ne fut célébré plus gaiement que cette année-là.
Le diable assista malgré lui à toutes les réjouissances, Minet l’avait emmené sur le toit de l’école dans laquelle il y avait un superbe arbre de Noël et, quand il put se débarrasser du tenace animal, la fête était finie.
De Beaumont.
Le Franco-Canadien (Saint-Jean-d’Iberville), 22 décembre 1892.