La superstition dans les campagnes
Hier, après avoir passé une soirée d’hiver à Québec, voici qu’aujourd’hui, Arthur Buies nous entretient d’un sujet étrange. Bien rarement parle-t-on de la superstition dans les campagnes. Buies ici s’y attaque.
Puisque je suis sur la côte nord qui mène droit aux glaces éternelles, il faut que je vous rapporte quelque peu mes impressions de voyage.
Dans les campagnes primitives du Canada, l’on est friand du merveilleux. La superstition y est aussi florissante qu’il y a cent ans, et qu’elle l’est encore dans certaines parties des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne. Il y a là quantité de goules, de sorciers à l’œil louche, de diables galopant dans les fossés ou entrant dans les maisons sous la forme de chats noirs, de serpents magiques traversant les chemins la nuit, de mèches de crin jetant des sorts….. et toujours deux individus qui ont vu des prodiges et qui s’appuient mutuellement dans leur narration.
L’un renchérit sur les frayeurs de l’autre et apporte au récit le poids de ses propres terreurs. Les anciens surtout connaissent des espèces innombrables de lutins; ils causent avec eux, ils ont vu au moins une fois le diable courir le long des clôtures et s’arrêter devant certaines maisons dans des postures rien moins que…. surnaturelles….. pour les ensorceler peut-être.
«Pourquoi, dis-je à l’un de nos bons habitants qui me racontaient tous ces prodiges, pourquoi vous laissez-vous aller à toutes ces imaginations ? » — «Mais je crois que vous êtes un apostat, me répondit-il; notre curé qui a encore chassé le diable, il y a deux mois, chez la fille à Martin qui se faisait battre par lui à tous les soirs à sept heures !»
Je ne trouvai rien à répondre, et j’admirai la douce innocence de ces campagnes que le diable a choisies pour venir prendre de l’exercice. On comprend que la superstition puisse établir son empire au sein de cette nature profonde, mystérieuse, terrifiante, pleine de l’inconnu et de l’infini, qui pèse sur l’imagination et augmente encore la faiblesse humaine.
Les immenses amphithéâtres des Laurentides, qui s’échelonnent à perte de vue dans un lointain insaisissable, ont quelque chose de formidable qui surprend le regard même le plus intrépide. Souvent on ne peut en distinguer les cimes confondues avec les vapeurs de l’air; elles grandissent sans cesse et semblent sortir les unes des autres jusqu’à ce qu’elles se plongent dans l’immensité. Derrière l’une d’elles, hérissée comme un géant en fureur, entremêlée de pics nus et désolés comme si la foudre y avait promené ses ravages, se trouve un lac que deux hommes seuls ont visité. L’un de ces hommes, vieillard octogénaire, me raconta le voyage qu’il y avait fait il y a trente ans.
« Dans ce temps-là, dit-il, les townships n’étaient pas encore établis; il n’y avait que les montagnes, la forêt et la nuit à deux milles des paroisses. Il me prit l’envie d’aller faire la pêche dans les lacs que je découvrirais à l’intérieur. Arrivé au bas de la montagne dont je vous parle, j’hésitai; elle me faisait peur. Roide, sillonnée de précipices, chargée lourdement jusqu’à son sommet d’énormes rochers qui se penchaient comme pour m’engloutir, elle me causa un tel saisissement que je restai plusieurs heures à la contempler, oubliant ce que j’étais venu faire, et le temps qui s’écoulait et les ombres qui commençaient à s’épaissir tout autour de moi.
Enfin, je me décidai à la gravir, et, m’attachant aux ronces, aux branchages, aux saillies des rocs, j’avançai haletant, lorsque tout à coup j’aperçus une crevasse large d’environ un pied [30cm], perpendiculaire, profonde comme la montagne même; j’en suivis les bords et, à mesure que j’avançais, la crevasse s’élargissait et je voyais plus clairement dans son gouffre. J’arrivai à un point où elle avait six pieds de largeur; je pus voir jusqu’à une profondeur de quarante pieds environ; plus bas, c’était l’abîme, les ténèbres. Le vertige faisait tourner ma tête et me sollicitait à me jeter dans ce tombeau sans fond; je me cramponnai à une branche et je détournai les yeux.
C’en était assez; je m’enfuis de ce gouffre plein d’un attrait horrible et je continuai ma route jusqu’à ce que, rendu sur le penchant opposé, je retrouvai la même crevasse, suivant la même ligne, mais se rétrécissant à mesure que j’approchais du pied de la montagne. Je crois que cette crevasse est l’effet d’un tremblement de terre, comme il y en a souvent dans nos montagnes, mais qui ont rarement d’aussi terribles effets. »
Et Buies de conclure :
Je ne sais si ce vieillard avait raison; mais l’envie ne me prit nullement de le vérifier; j’ai une sainte horreur des montagnes qui s’entrouvrent.
Extrait de Chroniques canadiennes. Humeurs et caprices, Montréal, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs, sans date, p. 60-63.
L’illustration ci-haut, un bronze d’Alfred Laliberté (1878-1953), montre Le diable aux Forges Saint-Maurice en train d’aiguiser un de ses sabots. Elle apparaît dans l’ouvrage Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle-France : bronzes d’Alfred Laliberté, préface de Charles Maillard, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1934, p. 19.
Ahhh ce monsieur Buies, quelle verve et quel verbe! Que j’aime son sens de l’épithète et de la métaphore. Et quel style, on ne s’en lasse pas!
Il sait fleurir les mots sans tomber dans cette grandiloquence qui alourdit les textes de cette époque et leur donne un je ne sais quoi de suranné. Que dire de cette remarque d’une grande justesse?:
«On comprend que la superstition puisse établir son empire au sein de cette nature profonde, mystérieuse, terrifiante, pleine de l’inconnu et de l’infini, qui pèse sur l’imagination et augmente encore la faiblesse humaine.»
Quiconque a passé quelques nuits seuls dans la forêt profonde sait de quoi il en retourne et à quel point l’imagination, même des esprits les plus pragmatiques, peut se mettre à galoper!
J’adore!
Bon voilà. Je tiens mon prochain cycle de lecture: le «tatum organum» de Buies…
Merci cher Jean, de m’avoir mis sur cette piste!
Tu as tellement raison, cher Pierre. J’adore cet homme inconnu. Quelle réflexion toujours et quelle plume à jeter par terre ! Existe-t-il même un site internet sur ce cher Arthur ? Il nous en faudrait un. Et il faut l’attraper dans ces chroniques, toujours à point. Et le ton, le ton. Toujours nouveau, dirait-on. Et tout à fait sans cette grandiloquence qui a tant fait vieillir les textes de ce temps, souvent mâtinés de religiosités. Et personne ne connaît Buies. C’est triste.
P. S. cher Pierre, je ne peux m’empêcher d’ajouter. Je fais partie en ce moment de toute une équipe qui préparons une exposition au Musée de l’Amérique française sur cette grande histoire de François La Roque de Roberval et Jacques Cartier arrivés pour fonder la France en Amérique, de 1541-1543. C’est la venue de la Renaissance à Québec. Rien à voir avec le 17e siècle dévot qui viendra par la suite. Ils furent des centaines de personnes (hommes, femmes, enfants) à s’amener à Cap-Rouge (Champlain et son groupe en 1608 étaient 28 ou 29, exclusivement des gars). Et imagine, tous ces gens venant de France, leur crainte première apportée de là-bas, c’était la forêt (les forêts de France, semble-t-il, étaient bien peu sûres). Je n’ose imaginer tout ce qui leur a trotté dans la tête, le temps qu’ils furent ici, lorsqu’ils se couchaient le soir. Et encore, ils n’étaient pas dans les grandes forêts des Laurentides, les pauvres.
J’ai bien hâte de voir cette exposition…C’est une partie de notre histoire qui a eu peu d’échos jusqu’à maintenant. Sûrement parce qu’elle n’a pas eu de suite immédiate…Que ce serait-il passé si cette entreprise avait réussie? J’aime rêver…Et qu’en aurait dit ce cher Arthur justement?
Inauguration, cher Pierre : le 30 avril.
Quel style,j’adore,on écrit plus comme ça aujourd’hui!
Vous avez bien raison, cher Monsieur Gaudreault.