La veille de Noël dans un chantier de l’Outaouais
C ‘était la veille de Noël 1883. Je travaillais dans un chantier de billots sur la rivière Noire Supérieure, une des tributaires sans nombre de l’Ottawa. C’est la terre où les ruisseaux coulent du nord au sud, demeure des sauvages Têtes de Boule et majestueux caribou, éloignée du bruit et du clinquant du monde, presque au-delà des confins de la civilisation; sur le versant septentrional des Laurentides, où la cabane des hommes de chantier et le wigwam, à de grandes intervalles, sont les seuls habitations humaines.
Il y avait cinquante-quatre bûcherons dans notre chantier; des natures grossières, mais au cœur bon et généreux. C’était mon premier Noël dans la forêt et je m’en rappellerai toujours. Le soleil se coucha rouge, et les étoiles apparurent une à une au firmament. Comme tout paraissait silencieux ! Pas un souffle de vent pour secouer la fumée de la cambuse. Vers minuit cependant, on entendit un bourdonnement lointain et prononcé, un bruit puissant comme des vagues géantes qui se rencontrent. Il devint de plus en plus fort, comme le rugissement de l’Atlantique quand la tempête bat les côtes du nord.
Un vent furieux arriva sur nous, courbant tout sur son passage : l’érable, le chêne et le peuplier, brisant les sapins desséchés et secouant les pins verts, comme Samson les colonnes du temple. Les perdrix se cachèrent dans les bancs de neige; les renards s’enfuirent dans leurs trous, et même les majestueux caribous, oubliant leur dignité et leur force, s’en allèrent chercher l’abri des rochers dans la plaine.
La tempête ne dura pas longtemps. Sa fureur s’éteignit dans une demi-heure; et allant à la porte, je regardai au dehors. Une éclaircie dans les nuages se fit, à travers laquelle j’aperçus une étoile solitaire, brillante et sereine comme si le temps eût été toujours calme. Elle me rappela cette autre Étoile, qui, il y a près de vingt siècles, conduisit les mages à travers les mers et les déserts jusqu’au petit village niché sur les collines judéennes, où naquit l’Attendu des âges. « C’est la veille de Noël », me dis-je; et je rentrai au chantier pour parler à mes camarades de la nuit où les Bergers adorèrent devant un berceau, tandis que des anges chantaient des Glorias dans les airs.
Le cuisinier avait presque fini ses tournées, les conducteurs d’attelage parlaient de leurs chevaux; trois hommes assis à la table mangeaient du pain et du sirop, et près d’eux quatre autres écoutaient une histoire dite par un cinquième; dans le coin le plus éloigné, quatre hommes jouaient aux «quarante cinq» pour du tabac; et sur le lit du bord était assis le vieux Simon Obomsawin, sauvage abénaki, qui amusait le reste de la bande avec les sons de sa flûte. Simon était vrai musicien et chantait bien; il parlait également bien l’anglais, le français et l’abénaki; c’était un fameux trappeur, mais par-dessus tout, un noble garçon et un catholique dévot et intelligent.
Simon avait tour à tour amusé ses auditeurs d’une histoire, d’une chanson et d’un morceau de flûte quand — justement comme je revenais de regarder la tempête maintenant cessée — tout à coup le vieillard s’arrêta, et parut perdre sa pensée dans quelque étrange problème venu soudain à son esprit. Après le silence d’un moment, il éleva la voix et par de manière à être entendu de tous :
— Camarades, c’est la veille de Noël. Partout dans les villes et les villages, les gens assistent à la messe de minuit. Nous ne pouvons être avec eux; mais Dieu est partout. L’Enfant Jésus est né pour nous tous, Français, Anglais et Sauvages. Supposons que la messe de minuit est célébrée ici; et dans ce temple de la nature, sous les étoiles qui brillèrent sur Bethléem, chantons d’abord l’Adeste Fideles.
Le cuisinier s’appuya sur son tisonnier, les joueurs de cartes s’arrêtèrent, ceux qui étaient déjà couchés se levèrent sur leur coude, et tous prêtèrent une oreille attentive aux notes douces et belles de cet hymne populaire. Après le chant de l’Adeste, il y eut quelques moments de silence; puis le contremaître, Étienne Dorion, adressa la parole à ses gens :
— Maintenant, mes amis, j’ai quelques mots à vous dire. Nous sommes des catholiques et des protestants ici, mais tous nous croyons en Noël. N’importe comment, nous différons sur les autres fêtes, nous admettons tous que le Christ est né la nuit de Noël, et qu’il est notre Sauveur. Nous menons une vie rude ici dans les bois, mais non plus rude que celle de Joseph le Charpentier; nous ne jouissons pas des joies de la famille, mais nous savons que nous travaillons pour rendre nos maisons et nos gens heureux.
Il nous faut travailler ferme et dur, mais le travail est noble, et Dieu le bénit; nous jurons et blasphémons souvent, nous négligeons nos prières, nous sommes chrétiens plutôt de nom que de fait. Ce soir, demandons à Dieu de nous pardonner, de nous sauver des calamités; demandons à la Sainte-Vierge de protéger nos épouses; demandons à l’Enfant Jésus de veiller sur nos enfants; demandons à S. Joseph d’être le père nourricier de tous. Prions tous. Tom Ellis va-t-il nous lire les prières de la nuit de Noël ?
Tel fut le discours d’Étienne Dorion. Il eut un effet merveilleux. En un instant, tous ces cinquante-quatre bûcherons, fatigués par le travail, endurcis par les tempêtes, furent à genoux autour du feu de la cambuse. Le cuisinier roula d’autre bûches dans le foyer; et, à la lueur de cette flamme, Tom Ellis lu les prières de la messe de minuit. Tous les catholiques suivirent le service et répondirent aux prières. Les protestants, au nombre de quinze, s’agenouillèrent et inclinèrent la tête avec nous, et se joignirent à la sainte dévotion. À la communion, il y eut une pause, et chacun fut prié de faire une communion spirituelle en récitant les actes de foi, d’espérance, de charité, etc. Pendant ce temps, Simon joua sur sa flûte le beau cantique «Il est né le Divin Enfant»; puis un jeune Canadien-français chanta très correctement, et avec émotion, le «Noël» d’Adam [le Minuit, Chrétiens].
Tel fut notre office de minuit. Quand tout fut fini, et que chacun fût retiré dans son banc-lit, un des protestants s’approcha de moi et me dit :
— Comme la messe de minuit doit être belle et imposante dans vos églises, puisque seulement la lecture de ces prières et l’hymne du sauvage m’ont fait croire que j’étais agenouillé au berceau de Jésus-Christ à Bethléem.
Un texte de J. K. F. La Gazette de Joliette, 27 décembre 1894.
L’image ci-haut est le «cœur» de l’imposante crèche de l’église Notre-Dame-de-la-Garde, au Cap-blanc, boulevard Champlain, à Québec.
Magnifique récit d’un No »el en chantiers, ayant pris soin de laisser la chasse-galerie attachée à un quelconque bouleau non loin de là!
C’est dommage que l’on ne connaisse pas l’auteur plus que par ses initiales. Y aurait-il moyen de retrouver le nom de cette personne? Aurait-il écrit d’autres textes aussi touchants (ou davantage!).
La rivière Noire a peut-être perdue son titre de limite de la civilisation puisque le Témiscamingue, le nord de l’Ontario et le reste du pays se sont développés depuis.
J’ai regardé avec grand intérêt votre prestation à la télévision ce matin. C »était fort intéressant et j’espère qu’on vous inviteras à nouveau.
Joyeux No »el et Bonne Année!
Merci beaucoup, cher monsieur Boucher. Il serait peut-être bien difficile malheureusement de retrouver l’auteur de ce beau texte. La coutume alors voulait qu’on ne signe même pas son texte. C’est bien dommage.
Merci pour ce sapin de noël rempli de bulles d’histoires qui décorent mes matins….
Merci beaucoup, chère Vous. Je vous souhaite une bien beau Noël.
Que c’est beau. J’ai un ami qui a fait les chantiers et qui me raconte des histoires semblables en Acadie.
Bien chanceux êtes-vous, cher Monsieur Paradis, de vous faire raconter des histoires semblables venant d’Acadie. Vous me ramenez à ma belle grand-mère paternelle, Acadienne.
Un texte magnifique, haut en couleurs et riche en émotions parlant d’un passé aujourd’hui disparu.
Absolument, chère Bellaca.
Ce matin vous parliez à Louis des Noel d’Antan. Pour moi le plus beau Noel fut en 1942 à La Malbaie chez mon oncle, qui venait nous chercher au train en carriole. Trois milles de la ferme, caché sous les peaux de carriole. Tout un souvenir pour un petit gars de 11 ans. Et les glissades en traineau sur la croute au claire de lune…que de souvenirs! Continuez à garder vivant notre patrimoine québécois, nos enfants doivent savoir pour le transmettre à leur tour.
Merci beaucoup, cher Monsieur Savard, de votre témoignage magnifique et précieux pour tous nous autres. Le voici maintenant sur le Grande Toile filant sa vie. Merci encore.
Joyeux noel a vous M.Provencher!
Ah, merci beaucoup, cher Monsieur Gaudreault. Que votre Noël soit fort heureux.
Bonjour M. Provencher,
Votre passage à RDI tout juste avant Noël m’a permis de vous connaître. Les contes de Noël (et aussi tous les autres) me fascinent, surtout ceux qui relatent les temps passés.
Ne vous est-il jamais venu à l’esprit de publier toutes ces formidables recherches et ce, pour la postérité??? Je reviendrai à l’occasion consulter votre site. Félicitations…!
Joyeuses Fêtes à vous!
Merci beaucoup, cher Monsieur Gallichand. Mais vous savez, ce site interactif en est une publication, qui a sa vie propre. Tout à fait comme un livre. Et vous y êtes monté, vous y apparaissez maintenant grâce à votre commentaire. Merci encore de vos mots.
Merci Monsieur Provencher…
En lisant ce récit, ça m’a rappelé les récits que mes oncles et grand-oncles nous racontaient quand on se voyait pendant le temps des fêtes il y a déjà longtemps.
Ayant vécu moi-même plusieurs années dans des camps de bucherons en Abitibi qui étaient de beaucoup modernisés et qui n’avait probablement plus rien a voir avec ce temps-là…Je tiens a vous dire » »MERCI » »de nous faire vivre ces histoires vrais de nos ancêtres presque oubliés…
Je vous souhaite un très joyeux temps des fêtes ainsi qu’a tous ceux qui vous lise.
Merci à vous, cher Monsieur Caron. Et que les temps vous soient bons.