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Vous entrez chez un bouquiniste, que faire ?

D’abord, c’est certain, il offre des livres qui ont connu d’autres mains que les vôtres. Les vendeurs de livres neufs n’aiment guère qu’on les qualifie de bouquinistes, pourquoi contester leur bonheur de vendeurs de livres neufs, appelons-les libraires.

Pour mon travail, pour la culture que je n’ai pas encore eu le temps d’acquérir, j’aime beaucoup les bouquinistes offrant des ouvrages à prix modestes, vivant moi-même humblement.

Exemple. Hier matin, j’entre chez mon ami Bernard. N’attendant pas que les clients se présentent pour lui offrir des livres à acheter, il peut emprunter la camionnette de son père pour aller virer au Saguenay ou au lac Saint-Jean et revenir avec du « vieux stock ». Mais attention ! souvent des merveilles de trouvaille.

Entrant dans sa boutique, que faire alors ? Je vois un livre de Jacqueline Francœur, Aux sources claires. Livre de poésie. 5$

D’abord, premier critère, si ce n’est pas saucé dans l’eau bénite, je suis prêt à m’y attarder. Car beaucoup d’ouvrages québécois ont baigné dans l’eau bénite, si bien qu’ils ne sont plus guère supportables aujourd’hui. Complètement connotés et d’un autre temps. Même une dame de 90 ans dans mon quartier, qui a publié au début de 1950 des poèmes, reconnaît, sans même que je ne lui en glisse mots, que c’est proprement insupportable. L’entendant, je l’ai embrassée sur les deux joues, j’ai trouvé son discours tellement jeune.

Revenons à madame Francœur. L’éditeur est sérieux. Si c’est du Albert Lévesque, vous pouvez prendre quand même quelques minutes. Cette maison fut une des plus importantes maisons d’édition au 20e siècle au Québec. Il faudrait une histoire d’ailleurs à son sujet, si elle n’existe pas.

Mais où vais-je avec ce livre de madame Francœur ? Face à un pareil inconnu en poésie, vivement la table des matières. Et j’aperçois « Quiétude ». O la la, comment traite-t-elle de ce morceau, qui n’est pas banal quand même.

Et déjà heureux, enrichi de cet écrit, j’achète.

 

Quiétude

 Au milieu de la ville aux yeux vif de chacal,

Trouver le calme pur d’un soir dominical

Dans un logis clair où la douce Quiétude

Embrasse longuement l’aimable Solitude ;

Se blottir, immobile, dans un vaste fauteuil

Et, le coeur détendu, se baigner dans l’accueil

De la seule Amitié ; causer d’une voix lente

Dont les mots précieux, comme un léger andante,

Glissent dans le silence, ivres d’intensité,

Palpitants d’abandon, dans cette intimité

Qui les pénètre tous ; ouvrir les chemins d’ombre

Où l’obscure douleur en larmes se dénombre ;

 

Au vieux clocher des jours, égrener l’Angélus,

Mélancolique et doux, des bonheurs disparus ;

Du souvenir mêler les essences discrètes

À l’arôme léger des fines cigarettes ;

Dans le calice ambré de l’Espoir au front haut

Laisser s’épanouir, comme une fleur dans l’eau,

Son désir frémissant. Et puis, soudain, se taire.

De la nuit magicienne écouter le mystère ;

Suivre le fil du rêve au fond des sombres yeux

Qu’on aime ; se pencher pour l’apercevoir mieux

Sur le visage cher où, dans la coupe moite

Des lèvres, doucement, l’éclat des dents miroite.

Puis enclore avec soin, tout au fond de son cœur,

Comme un beau talisman, l’ineffable douceur

Du soir qui prend une chaude couleur de joie

Dans l’étroit cercle d’or de l’abat-jour de soie !

 

Cette dame a 30 ans lorsqu’elle écrit ces mots. Ce livre ? Prix David 1935. Internet n’est guère généreux à son sujet, on arrive à peine à savoir qu’elle est née en 1904. Elle n’apparaît pas dans les deux dictionnaires d’écrivaines-écrivains d’ici que je possède.

Salut, Madame Francœur. On ne vous échappe pas.

Jacqueline Francœur, Aux sources claires, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1935, p. 95s.

P. S. Les bouquinistes sont des personnes de grande culture et de bien bonne mémoire. N’hésitez pas à les questionner.

* * *

Dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec en ligne sur le site de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, on trouve un texte de l’écrivaine Suzanne Paradis sur Jacqueline Francœur et son unique livre.

À Québec, le 31 octobre 1904, naît Jacqueline Francœur, fille du docteur Alfred Francœur, pharmacien et fondateur de l’École de pharmacie de l’université Laval, et d’Alice Lépine. Elle fait ses études primaires à l’école Saint-Jean-Baptiste de Sillery et complète ses études supérieures au couvent Jésus-Marie de Sillery. De 1928 à 1938, elle est fonctionnaire au Service provincial d’hygiène. Elle remporte le prix David en 1935 et le prix Edgar Poe (Paris, 1936) pour son unique volume Aux sources claires. Elle est membre de la Société des Poètes canadiens-français. Le 20 avril 1940, elle a épousé le docteur Paul Parrot.

Malheureusement Jacqueline Francœur abandonne, aussitôt commencée, la publication de ses vers. De très nombreux auteurs féminins en ont fait ou en feront autant. Dans le cas de l’auteur de Aux sources claires, on peut regretter cette décision. Les éléments d’une œuvre valable se trouvaient réunis dans ce premier recueil et permettaient d’espérer des développements intéressants. Il se peut que la malveillance de la critique ait poussé l’auteur à se taire. Une querelle de critiques éclata quand son recueil remporta le prix David, qui eût mieux convenu à Roger Brien, semblait-il. On accusa le poète d’avoir influencé le jury par des manœuvres immorales, ce dont Jacqueline Francœur se défendit. Mais elle abandonna tout de même sa carrière. Le lecteur peut encore lire avec plaisir ce petit recueil bien écrit et bien fait, et accuser l’ineptie de la critique à son sujet.

Suzanne Paradis.

Merci beaucoup, chère Marie-Andrée, pour le rappel de cette source numérisée qu’est le DOLQ.

6 commentaires Publier un commentaire
  1. Louise #

    Très intéressant. Je ne connaissais pas Jacqueline Francoeur. Ces joyaux des années ’30 étaient très souvent magnifiquement illustrés tel celui-ci d’un bois gravé de Simone Hudon, autre grande artiste de Québec et l’épouse d’Henri Beaulac. Une plaque rappelle leur souvenir sur la façade de leur ancienne demeure devant le Parc Ste Jeanne d’Arc (Angle avenue Laurier et Courd du Général Montcalm).

    11 février 2018
  2. Jean Provencher #

    Je vais aller voir cette plaque et en prendre image. Merci beaucoup.

    11 février 2018
  3. Nicole Parrot #

    Merci pour ces gentils mots. Vous parlez de ma grand-mère 😍

    12 novembre 2019
  4. Jean Provencher #

    Dieu que Vous me faites plaisir, chère Madame ! Il ne faut pas échapper ces personnes si riches ; au besoin, réveillons notre mémoire, diable ! Merci infiniment ! Ce texte de votre grand-mère est si beau !

    12 novembre 2019
  5. Simon Remillard #

    Bonjour. Si quelqu’un sait où je peux me procurer ce livre (Jacqueline Francœur, Aux sources claires, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1935, p. 95s.) Svp m’en aviser au simonremillard@hotmail.com. Jacqueline était ma grandmère, et je souhaites la lire et honorer à la fois sa mémoire, et celle de ma mère, qui fût enseignante en linguistique à l’Université Laval. Merci.

    15 mai 2020
  6. Jean Provencher #

    Vous n’avez pas le choix, Monsieur Rémillard, de recourir aux bouquinistes, aux vendeurs de livres usagés. Moi-même, j’ai trouvé ce livre, à mon grand bonheur, à la Librairie Laforce, rue Saint-Jean à Québec.

    Recourez aussi, comme vous venez de le faire, à internet.

    Bonne chance. Vivez d’espoir, ne lâchez pas.

    15 mai 2020

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