Le printemps selon Françoise
Un jour, il nous faudra bien une longue réflexion sur le printemps québécois reposant sur une anthologie. À la manière, par exemple, de Pauline Collet, qui publiait en 1965 aux Presses de l’Université Laval L’hiver dans le roman canadien-français.
Car certains auteurs chantent le printemps de manière idyllique, comme une saison n’offrant que le bonheur après le long hiver. D’autres cherchent à reconnaître le moment précis où il est là enfin, tâche impossible. Et les derniers dénoncent plutôt son instabilité après sa venue, ses sautes d’humeur imprévisibles.
Voici Robertine Barry (1863-1910), la première femme journaliste québécoise, originaire de L’Isle-Verte, grande amie du poète Émile Nelligan. Elle travaille sous le pseudonyme de Françoise. Et, ici, elle nous dit son printemps.
Pâques, c’est le printemps.
Car, vraiment, on dirait que ce n’est qu’avec l’Alleluia que le printemps, le rieux printemps, éclot tout à fait.
Reconnaissez sa présence sur les chapeaux des femmes où il a jeté des fleurs multicolores, rendez lui hommage encore dans les toilettes fraîches et claires, illuminant l’ombre des rues, jusque dans les branches des arbres qu’il couvre d’une mousse blonde, précurseur des autres floraisons.
Il se glisse maintenant partout, ce coquin de printemps dans l’atmosphère ambiante et jusque dans les têtes qu’il anime et qu’il grise.
C’est le moment des flâneries délicieuses. Nous en avons eu assez de l’hiver emprisonnés près du foyer, sortons aujourd’hui que l’air doux, qu’il effleure comme une caresse, allons en plein ciel admirer le printemps.
Chacun le fête à sa manière. Les pianos ambulants le chantent d’une sérénade dans les rues. Le passant s’attarde près dune vitrine et feint d’y plonger des regards, mais en réalité pour mieux et plus longtemps écouter ces notes éclatantes et criardes.
Jadis, les orgues de barbarie séduisaient notre fantaisie; où sont-elles allées ? rejoindre les neiges d’antan ?, où faire, dans d’autres planètes, les harmonies de leurs mystérieux habitants ?
J’y songe en donnant à leur mémoire un soupir mélancolique. Croyez-moi, il ne faut jamais oublier ce que l’on a une fois aimé; pas plus les choses que les personnes.
Sur ce brin de sentiment, continuons notre promenade.
Que la brise est pure et vivifiante ! Elle ravive tout sur son passage; elle réjouit un vieux pauvre qui tend plus allègrement sa main calleuse et noire.
— Le printemps, ça rajeunit, fait-il.
Serait-il possible qu’il aimât à revenir sur le chemin de sa misérable vie ? Ah ! le printemps est un merveilleux génie pour dorer de cette façon les derniers jours d’un pitoyable miséreux !
Nous le retrouvons encore, le printemps, dans le marchand de crème à la glace, promenant, par la ville, une sorbetière, dans une charrette.
Une troupe de garçonnets lui fait escorte. Je les regarde avec étonnement, car, à chaque année, je crois revoir les mêmes; même taille, même frimousse gourmande. Ces gamins ne grandissent donc jamais ?
Ils ne changent pas, vous dis-je; tout à l’heure, quand le marchand va leur distribuer dans des coquetiers pour un sou de crème à la glace, ils feront fi de la cuillère et enlèveront leur consommation avec le seul secours de la langue qu’ils creusent en coquille.
Enfin, c’est le printemps partout, épanoui, radieux, dans son orgueil de plaire. Il chante une immortelle chanson, maintes fois entendue, toujours écoutée avec un nouveau ravissement.
L’émotion pourtant nous gagne à travers ce réveil éclatant de la nature. C’est que nous songeons que ceux qui souffrent, ceux dont les cœurs sont brisés, la voient aussi cette beauté vibrante du printemps, et qu’au lieu de les consoler, elle les fera plus vivement s’attrister, plus profondément regretter…
Françoise.