Le violon enchanté de Prosper Morais
Un jour, Viola et Lauréat H. Veilleux, propriétaires alors de la Galerie Le Chien D’Or, à Québec, aidés de leurs fils André et Jean-Claude, décident de mettre en valeur un de leurs peintres, Rémi Clark, avec un second ouvrage reproduisant ses tableaux. Le peintre avait fait un long séjour en France, en particulier dans la région du Marais poitevin, et était revenu à Québec avec sept toiles inspirées de légendes françaises.
Les Veilleux contactent le géographe Fernand Grenier, sympathique personnage qui possède un style alerte et imagé et une bonne connaissance de l’histoire et du folklore québécois. Il n’en fallait pas plus. En 1990, paraît aux Éditions de La Galerie le Chien d’Or De Ker-Is à Québec. Légendes de France et de Nouvelle-France, de Fernand Grenier, un ouvrage illustré de nombreux tableaux de Rémi Clark sur des légendes françaises et québécoises.
En page 91, par exemple, Grenier nous raconte que la renommée d’excellent violoneux de Prosper Morais s’étendait à toutes les paroisses du lac Saint-Jean. Or, le 31 décembre au soir, il s’était rendu chez son cousin pour faire danser la jeunesse du canton. Mais il tenait à rentrer chez lui pour le jour de l’An. À la fin de la veillée, même fatigué et un brin éméché, il reprit son attelage pour s’engager sur le lac glacé.
Quelque part entre l’île aux Couleuvres et la pointe aux Pins, éclata soudain «dans le ciel du lac Saint-Jean une sarabande jamais vue, qui paralysa net Prosper et son attelage».
Sorcières, windigos, lutins de toutes les races dansaient et voltigeaient dans les airs, les uns à califourchon sur des manches à balai, les autres avec des vraies faces de cochon, d’autres encore avec les mains et les pieds velus comme des ours, des nez crochus, des griffes… […] Survoltée, toute cette troupe, grand windigo en tête, réclama de Prosper qu’il chante pour leur amusement. Après avoir à gorge déployée épuisé presque toute sa réserve de chansons, Prosper demanda grâce, mais ces démons ne voulaient rien entendre et, se faisant menaçants, exigèrent qu’il continue.
Prosper se demandait comment il pourrait bien se débarrasser de cette bande de malcommodes, dirigés, c’était certain, par le diable lui-même. C’est alors que lui vint l’idée de les faire danser avec son violon. Bien accordé, l’instrument se mit à vibrer au beau milieu du lac et la troupe reprit son bal de plus belle. Ce que tous ces démons ignoraient, c’était que Prosper gardait toujours, attachée à son violon, une médaille de la bonne sainte Anne; il comptait sur elle, bien entendu, pour venir à bout de ces affreuses créatures qui l’avaient tant accablé.
Au bout d’un moment, les démons commencèrent à montrer des signes de fatigue. Celui qui paraissait leur chef vint implorer Prosper de bien vouloir mettre fin à l’enchantement qui les tenait et les empêchait de s’arrêter d’eux-mêmes. Ne voulant rien entendre à son tour, Prosper demanda à la bonne sainte Anne de lui donner la force de continuer à jouer jusqu’à l’aube, car il savait bien que cette troupe disparaîtrait à la lumière du jour.
Le lendemain, on trouva Prosper évanoui entre les balises qui marquaient le chemin d’hiver. À coté de lui, on ramassa son violon, qui s’était fracassé au contact de la glace vive. On ramassa aussi la médaille de la bonne sainte Anne, que l’on conserve toujours pieusement, depuis ce temps, dans la famille.
Le tableau ci-haut de Prosper Morais au violon enchanté est bien sûr une huile du peintre Rémi Clark, qu’on retrouve dans l’ouvrage de Fernand Grenier.