La légende du loup-garou
Il n’y a pas longtemps encore, qui fréquentait Champlain, en aval de Trois-Rivières, sur le Saint-Laurent pouvait se faire raconter la légende du loup-garou. C’est ce que nous dit l’avocat et archiviste Édouard-Zotique Massicotte dans La Tribune (Saint-Hyacinthe) du 12 septembre 1890.
C’est — il y a dix ans de cela — dans le joli village de Champlain qu’on nous raconta cette naïve légende.
La soirée était belle, le temps chaud. Pour nous mettre à l’aise, nous nous étions assis sur le devant de la maison, afin de respirer l’air frais qui nous venait du Saint-Laurent. L’immense fleuve roulait ses eaux avec lenteur et se perdait au loin dans l’obscurité. Les mille bruits de la nature durant la nuit jetaient sur tout cela une teinte de mélancolie.
La conversation, de gaie qu’elle était commencée, tourna sensiblement sur les feux follets, les loups-garous, la bête à grand’queue et le régiment des esprits malins.
Chacun narrait ce qu’il savait sur ces êtres fantastiques, quand l’un de nous demanda au père Belot de dire l’histoire de la Faquin.
Le père Belot était un petit vieux encore vert, un de ces braves anciens de grande force musculaire, ne connaissant la peur que de nom. Il avait, comme tout bon Québéquois qu’il était, joué du poing et du pied avec les Irlandais dans les luttes mémorables du Cap Blanc [la rue Champlain, à Québec, alors un petit bourg linéaire au pied de la falaise].
Le bonhomme était un jour venu s’échouer là, en face du fleuve qu’il aimait. Sachant tous les métiers, même celui de se faire aimer et recevoir partout, il acquit en plus la réputation de conteur amusant et surtout inépuisable. À cette proposition de nous conter l’histoire de la Faquin, chacun dressa l’oreille pour avoir sa réponse.
— Je le veux bien, répondit-il en secouant la cendre de sa pipe.
La perspective d’entendre cette légende qu’on nous donnait comme véridique fit rapprocher les chaises et régner le silence.
Après avoir toussé deux ou trois fois, le vieux Québéquois commença sans autre préambule :
La Faquin, comme vous le savez, demeurait près des Trois-Rivières. Étant fille, elle passait pour la plus fine perle à dix lieues à la ronde. Dame ! fallait la voir, et sa mine, sa figure, ses yeux, sa taille, ses cheveux, que c’en était une merveille. À preuve que Simon qu’a traversé les mers, qu’a vu des sirènes et des filles de tous les pays, n’a jamais rencontré plus beau brin de fillette.
Aussi les garçons sentaient-ils battre leur cœur plus vite lorsqu’ils pouvaient l’approcher. Les parents en étaient fous de leur fille. Ils en concevaient les plus belles espérances. C’était chose décidé, personne d’autres qu’un m’sieur ayant d’la braise ne l’aurait en mariage.
Plusieurs jeunesses avaient déjà fait leur demande, mais la belle et blonde Marie Fleurey les avait refusés. Finalement, au grand étonnement de tous, elle épousa Victor Faquin, un habitant des environs. Du jour au lendemain devenu riche, il l’avait éblouie par son or. Mais ce qu’on ignorait, c’est que pour conquérir cette double fortune, il avait vendu son âme au diable. Puis, à la suite de ce marché satanique, il était devenu loup-garou.
Oui, tous les soirs, à la brunante, il se transformait en cheval blanc et courait la galippotte en compagnie de ses semblables jusqu’au matin.
Durant trois mois, il ne coucha pas une fois chez lui, ce qui, soit dit entre nous, inquiétait passablement sa femme ! Malgré toutes les tentatives qu’elle avait faites pour le retenir à la maison, elle n’avait jamais pu réussir. La pauvre épouse était bien malheureuse, et déjà les larmes commencèrent à flétrir son beau visage quand un jour elle se décida à le suivre de loin.
Arrivé à l’endroit où le chemin tournait brusquement, son mari disparut tout-à-coup, et elle vit venir un magnifique cheval blanc dont les yeux avait quelque chose d’humain. Elle tressaillit involontairement. Un horrible soupçon s’empara de la blonde Marie demeurée immobile comme une statue, pendant que l’animal s’avançait dans sa direction.
Puis une réaction subite s’opéra dans son esprit. Effrayée, elle prit sa course et se sauva. Au petit jour, Victor entra dans sa résidence, laquelle, vous le savez, est située dans le lieu le plus pittoresque du comté, entre la paroisse de Batiscan et la paroisse Champlain. Naturellement, son épouse n’avait pas fermé l’œil, aussi s’empressa-t-elle de l’interroger, mais comme toujours sans succès. Alors elle lui parla de la bête qu’elle avait vue, demandant ce qu’il en pensait.
— Ce doit être un loup-garou, il n’y a pas à en douter. Ma chère Marie, si tu sors encore le soir, arme-toi d’un couteau, attends-le de pied ferme et tâche de le frapper. Il suffit qu’une goutte de sang jaillisse pour délivrer ces possédés du démon. Dieu saura récompenser ton courage et ta bonne action.
Au crépuscule, toute tremblante, Marie se posta au même endroit que la veille. Quelques minutes après, le cheval, qui semblait souffrir mille morts, passa près d’elle à une vitesse inouïe. L’infortunée jeune femme commençait à se désespérer quand soudain il reparut en se cabrant. La vue du cheval l’excita tellement qu’elle la rendit téméraire, au point de se lancer sur lui. Une seconde après, son couteau s’enfonçait dans une des pattes de devant.
Le sang s’échappa en gouttelettes brillantes, et…… son mari se présenta à ses yeux, étonnés.
La charmante Fleurey s’évanouit. Faquin l’emporta dans ses bras et envoya quérir le médecin.
Devenue mieux, Victor lui raconta quel pacte infernal il avait conclu pour obtenir sa main, mais grâce au dévouement de sa chère moitié il était délivré. Que de remerciements, que de reconnaissance ne lui devait-il pas ?
La Faquin n’en conçut que plus d’amour pour lui.
Depuis, ils vivent heureux. Aujourd’hui, leurs jolis rejetons qu’ils adorent est le meilleur témoignage de leur amitié réciproque.
Cette aventure fut toujours tenue secrète; cependant une indiscrétion mit la rumeur publique en éveil et bientôt, l’on sut tout…….
Puis le père Belot bourra sa pipe et se mit è fumer avec la placidité d’un indien……
L’illustration ci-haut est un bronze d’Alfred Laliberté (1878-1953), Le Loup-garou. Elle apparaît dans l’ouvrage Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle-France : bronzes d’Alfred Laliberté, préface de Charles Maillard, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1934, p. 6. Elle fut déjà utilisée pour l’article «Aller entendre les loups pleurer, la nuit…».
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