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Aller entendre les loups pleurer, la nuit…

En août 1903, le journaliste Jules Griffard part à la découverte de la rivière La Lièvre, dans la région de l’Outaouais. À Val-des-Bois, il s’arrête chez M. Bertin, un Français qui y a pris souche. Et, bientôt, ils causent de loups.

L’heureux propriétaire de ce beau domaine est un Français bien connu à Montréal, M. Bertin, ci-devant du Club Saint-Antoine, et de l’agence de collection de la rue Gosford.

De certaine correspondance entretenue naguère avec les gens du Nord, il m’était resté dans l’esprit qu’ils avaient cru un temps aux loups que, pour ma part, je mettais avec les serpents à sonnettes au compte de la légende canadienne.

— Des loups, me répond M. Bertin, mais vous n’avez qu’à vous éloigner de quelques arpents dans la montagne, cette nuit, pour les entendre hurler en chœur.

— Allons donc, lui dis-je; ce sont des chiens qui ont mal tourné.

— Si peu des chiens, me répond-il, que le gouvernement donne une prime de je ne sais combien de dollars pour leur extermination, et que voici une descente de lit faite de la robe d’un de ces fauves.

Le soir venu, je n’eus rien de plus pressé que d’aller, en compagnie d’un guide, me mettre à l’affût, un fusil à la main, à quelques milles de la maison.

O la grandeur des concerts des Laurentides, la nuit !

Placé comme je l’étais dans une gorge assez étroite ouvrant d’une part sur un découvert de quelques arpents, ayant pour toute végétation des jeunes pousses de l’année, et d’autre part sur un lac, abreuvoir d’occasion des hôtes de la forêt et repaire naturel de maint oiseau à patte palmée, sans parler des grenouilles qui pullulent dans les rives marécageuses, je dus m’y reprendre à cinq fois pour distinguer entre les coassements de batraciens, les couacs de canards, les hululements des chouettes, les frou-frou de perdrix, les bramements de chevreuil, les glapissements de renard, et, peut-être autant que j’ai pu les discerner, des grondements d’ours.

Des hurlements de loup, rien pendant une heure au moins; puis soudain, comme si mon affût avait été découvert par un rôdeur, j’entendis, du côté opposé au lac, comme un appel d’éclaireur à des patrouilles de douaniers opérant de conserve dans les environs. Alerte ! avait semblé dire la voix en question.

Pour peu élevé qu’avait été le cri, il suffit encore à interrompre le concert qui m’avait charmé jusque-là. Et, dans l’accalmie soudaine qui se fit tout autour de moi, je perçus distinctement sous bois, dans le lointain, le bruit que feraient en courant des chiens appelés à la curée. Il en arrivait évidemment des fauves de tous les points du découvert, sur lequel s’ouvrait en entonnoir la gorge dans laquelle j’étais posté.

Un nouvel appel semblant signifier cette fois : « Les voilà ! », et, au lieu du concert en sourdine qui m’avait tant charmé quelques minutes auparavant, j’entendis un chœur de vociférations, qui m’aurait fait frémir si je n’avais connu la couardise des loups.

Ils étaient là, comment dire ? vingt, trente ou quarante fauves, aboyant, hurlant, avec l’air de s’encourager les uns les autres à faire bon marché des deux chasseurs, mais pas un d’eux n’est venu plus près de nous que d’un arpent [quelque 65 mètres].

De ma vie, je ne me suis fait engueuler de pareille façon.

Les loups n’ont jamais été, paraît-il, aussi nombreux que cette année dans la région de la Lièvre. La raison en serait-elle les feux de forêts qui ont sévi tout le printemps sur la rive nord de l’Ottawa, et changé pour cela l’habitat des fauves de l’intérieur ? C’est assez vraisemblable. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en maint endroit, des colons ont trouvé, le matin, tous leurs moutons étranglés dans les champs, et que d’autres doivent, par prudence, faire entrer leur troupeau à la bergerie tous les soirs.

Mais, d’hommes dévorés par les loups, en a-t-on jamais signalé dans le Nord ? Rarement; et pour ceux-là à qui la chose est arrivée, c’est qu’ils étaient blessés ou qu’ayant perdu la tête, ils avaient tenté de fuir, avec toute la meute à leurs talons. Pour ma part, quand j’eus entendu à mon gré le concert que faisaient les fauves, je n’eus qu’à lâcher un coup de fusil dans leur direction pour mettre fin à leur engueulement, quitte à eux de le recommencer une heure plus tard, mais de si loin qu’il semblait venir des confins mêmes de l’horizon.

 

L’illustration ci-haut est un bronze d’Alfred Laliberté (1878-1953), Le Loup-garou. Elle apparaît dans l’ouvrage Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle-France : bronzes d’Alfred Laliberté, préface de Charles Maillard, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1934, p. 6.

5 commentaires Publier un commentaire
  1. Louise #

    J’adore ! Comme si on les emtendait.

    23 juin 2014
  2. Jean Provencher #

    C’est un fort beau texte, je trouve, chère Louise.

    23 juin 2014

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