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Arthur Buies traverse la vallée de la Matapédia

À l’automne 1872, ce cher Arthur Buies fait un voyage dans le golfe du Saint-Laurent sur le vapeur Secret. Pour le retour, il choisit de descendre de bateau dans la baie des Chaleurs, en Gaspésie, car il rêve depuis un moment de traverser la péninsule gaspésienne, du sud au nord, par la vallée de la rivière Matapédia.

Nous sommes en décembre. Le voici en diligence avec d’autres passagers. Tout le long du voyage en pleine forêt. C’est l’aventure.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit; il était six heures du soir. J’avais fait mes malles et la diligence était prête à partir de l’hôtel Fraser, sur la rivière Ristigouche, pour suivre toute la vallée de la Métapédia, jusqu’à Sainte-Flavie, sur le Saint-Laurent, un parcours de trente-cinq lieues. Faire trente-cinq lieues en voiture lorsqu’on est déjà à moitié moulu et aux trois quarts gelé, cela exige un héroïsme surprenant chez un mercenaire.

Or donc, je voulais me rendre jusqu’à Sainte-Flavie par terre afin de connaître cette fameuse vallée de la Métapédia dont on parle tant et qui, en réalité, vaut mieux encore que sa réputation.

J’avais revêtu deux gros capots, mis une paire de grandes bottes et des jambières en caoutchouc, plus un casque (on appelle communément casque en Canada un chapeau de fourrure), de sorte que j’étais immobilisé dans une enveloppe qui aurait pu m’être fatale si la Providence n’avait des vues sur moi.

Il faisait noir comme dans les comptes publics de la province, lesquels présentent toujours un excédant de recettes invisible. Il avait plu sans interruption depuis deux mois et la pluie menaçait de tomber encore, de sorte que j’avais toutes les raisons de craindre l’humidité.

Dans la diligence, qui ne pouvait raisonnablement contenir que trois personnes, se trouvaient avec moi deux autres gaillards, ouvriers du chemin de fer [celui de l’Intercolonial], avec leurs malles, plus le postillon qui, étant ivre-mort, comptait pour un homme et demi. Nous partîmes.

La diligence avait l’air d’une pyramide; c’était affreux; un pied [30cm] de boue dans le chemin qu’on ne voyait  pas à trois pas devant soi, et des ornières qui rappelaient l’ancien chaos d’où Jéhovah fit sortir des mondes qui n’en valent guère mieux pour cela.

Nous allions donc, enfonçant, bousculant, cahotant, deux sur l’avant, deux sur l’arrière, nous cognant la tête l’un contre l’autre avec une précision muette, mais expressive. Il s’agissait de faire trente-deux milles avec les mêmes chevaux qui étaient déjà éreintés dès le départ. Remarquez que M. Fraser, le conducteur de la malle, est obligé par son contrat de tenir le chemin en bon ordre, ce qu’il exécute en laissant le chemin s’entretenir tout seul. Cela ne suffit pas, quoiqu’aux yeux du gouvernement paternel qui nous étouffe, cela puisse paraître du zèle. Le postillon, la tête renversée en arrière, avait dégobillé deux ou trois fois sur les malles, et il envoyait des exhalations combinées de gin chaud et de whisky qui refoulaient le vent à quinze pas.

Le passager à sa gauche avait pris les rênes et fouettait les chevaux comme un homme qui n’a aucune idée de l’anatomie. «Nous allons rester en chemin, c’est clair», me disais-je à chaque minute. Et quel chemin pour y rester ! D’un côté, la montagne coupée à pic; de l’autre, le précipice sur le bord duquel, de distance en distance, aux endroits les plus dangereux, on a élevé un rempart en palissades ou en perches superposées. Nous descendions les côtes au galop et nous les tournions sur le même train. Notre conducteur improvisé disait qu’il profitait des descentes pour aller plus vite; en effet, c’est comme cela qu’on va dans l’autre monde avec la rapidité de l’éclair.

Je me sentais amincir dans mes deux gros capots; je devais avoir l’air très pâle; il me semble que j’aurais pu prendre le mors aux dents.

Vers dix heures, la lune, depuis longtemps levée, parvint à dépasser la crête des montagnes qui nous la dérobaient; alors elle apparut brillante et superbe derrière les nuages qui fuyaient devant elle; je n’oublierai jamais cette clarté subite sur ce terrible paysage. À droite, des rochers énormes, en escalade, comme des flots de pierres poussés l’un sur l’autre par une tempête; à gauche, des vallons, des ravins, des forêts comme des manteaux qu’on déploie lentement, et la rivière de la Métapédia, tantôt se heurtant parmi ses mille îlots, tantôt coulant large et puissante et se développant en lacs successifs qui sont comme des réservoirs où elle puise et se déverse tour à tour.

La vallée de la Métapédia, au point de vue pittoresque, est admirable pendant les trente à quarante premiers milles. Ensuite elle s’enlaidit petit à petit, devient monotone; ses horizons se rétrécissent, et l’on se trouve enveloppé dans une ceinture de bois qui n’ont ni beauté ni charme, ni même de gibier. Mais quelle superbe région agricole ! C’est là que sera un jour le grenier du Canada……..

 

Extrait de Chroniques canadiennes. Humeurs et caprices, Montréal, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs, sans date, p. 308-311.

L’illustration ci-haut est parue dans Le Monde illustré du 16 septembre 1899. On peut la trouver à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, sous le descripteur «Matapédia (Québec)»

Cet article est le onzième de ce site internet où le nom de Buies apparaît et où, plus souvent qu’autrement, se trouve un de ses textes magnifiques. Si vous utilisez le moteur de recherche à droite en tapant son nom, vous pourrez apercevoir immédiatement, l’un à la suite de l’autre, ces articles. J’aime beaucoup Buies.

5 commentaires Publier un commentaire
  1. alain gaudreault #

    Je me demande si on peut encore trouver des oeuvres d’arthur buies en lbrairie?

    4 février 2013
  2. Jean Provencher #

    À mon avis, cher Monsieur Gaudreault, il faut visiter les bouquinistes et non les libraires de livres neufs. Et, même là, souvent chez les bouquinistes, on ne trouve que «La Lanterne», à mes yeux le plus ordinaire de ses ouvrages, publié aux Éditions du Jour, il me semble, durant les années 1960. Et, chez les bouquinistes, il faut s’informer en demandant «Avez-vous les chroniques d’Arthur Buies?». Les bouquinistes n’auront pas des points d’interrogation à la place des yeux. Tout bon bouquiniste connaît au moins le nom de ce cher Arthur. Je vois passer ses chroniques, très occasionnellement, sous diverses éditions. Quoi qu’il en soit, celles-ci sont toujours excellentes.

    4 février 2013
  3. Mildred #

    Ma mère habitait St-Octave de Métis dans les années 40; j’ai de belles photos du centre-ville au abord de la fontaine carré en coquillage.

    10 février 2013
  4. Jean Provencher #

    J’ai déjà emprunté le littoral, très Chère, mais je ne suis jamais entré dans les terres pour la fontaine carré en coquillage de Saint-Octave.

    11 février 2013

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  1. Les grandes forêts d’Arthur Buies | Les Quatre Saisons

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