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Le silence des nuits d’été

Je suis en ce moment dans l’ouvrage de la romancière, nouvelliste et journaliste Adrienne Choquette (1915-1973), Le temps des villages (Notre-Dame des Laurentides, Les Presses laurentiennes, 1975). Petite fille, elle habitait Shawinigan-Sud, un village hors des bruits de la ville industrielle, au pied des chutes, le long du Saint-Maurice maintenant calme après avoir dévalé la pente de roc. «Almaville», disait-on, je crois.

Ou peut-être est-ce plutôt en amont des chutes. Chose certaine, dans ce livre, bellement, Adrienne se rappelle ce temps. Un extrait. Moment d’éternité.

 

 

Le silence au village

Non pas le silence de l’hiver, étale comme le froid, lisse comme le ciel, et qui glaçait la pensée elle-même. Non pas non plus le silence des soirs de novembre, toujours un peu menaçant, qui faisait hâter le pas des villageois vers leurs demeures. Mais le silence des nuits d’été, enrobant toutes choses dans la tiédeur, dans la lenteur des réflexions. Un silence de compagnonnage, que nous connaissions bien, qui revenait chaque soir, ombre fidèle installée avec nous dans les marches d’escalier, sur les chaises droites des perrons telle une respiration vivante, chaude, amicale, s’unissant à la nôtre.

Peu à peu le crépuscule s’épaississait et nous devenions des ombres indiscernables les unes des autres. Bientôt la tache claire des robes se fondait dans la nuit des balcons; alors, qui pouvait reconnaître une femme d’un homme ? Seul le feu d’une pipe ou la lueur d’une cigarette guidait la parole toujours brève, monocorde, résumée parfois en un son inexpressif ou quelque monosyllabe distrait.

Tout le village était dehors à la canicule, depuis les habitants du presbytère jusqu’aux sœurs Brisson, des très vieux aux presque nourrissons, mais dans un tel silence que chaque soupir de feuille s’entendait et même certaine petite vague de la rivière abordée à la rive en même temps qu’une barque attardée.

Personne ne s’avisait-il de cette mort douce du village ? Les soirs d’été, le silence nous était aussi familier que nous-mêmes. Mais ce silence n’était-il pas nous-mêmes, dépassés les gestes et les paroles du jour que soudain nous trouvions inutiles et vains ? J’ai vu ma mère et mon père ne prononcer absolument aucune parole de toute une veillée : assis côte à côte, ils respiraient ensemble leur paisible amour. Que regardaient-ils dans le noir ? Que voyait mon village entre les arbres de la rue, au secret des jardins ? Les passions s’apaisaient-elles ou, ramenées à l’essentiel, prenaient-elles, au contraire, une force décuplée ?

Parfois un passant s’arrêtait à une maison, il disait bonsoir à la ronde, il s’attardait, nullement embarrassé de n’avoir rien à dire, n’attendant rien peut-être, pas même que le chien de la maison vint flairer son pantalon. Il s’en allait après un second bonsoir, sachant que les têtes tournées suivraient ses pas, sachant aussi qu’il n’y aurait pas de commentaires dans son dos, mais une sorte de lien entre les opinions à son sujet. […]

Par économie bien sûr, mais peut-être aussi pour fuir le rappel de la réalité nous laissions longtemps nos maisons sans lumière. Les soirs de lune, les toits, la vitre d’une fenêtre, un bout de clôture luisaient faiblement de la même coulée argentée qui recouvrait la rivière. Tout à coup au faîte d’un arbre, des pépiements surpris s’interrogeaient : était-ce le jour ? La chouette quelque part répondait non.

Pourquoi est-ce que je me souviens de tout cela qui n’a aucune importance ? Une grande odeur animale passe le seuil des écuries, flotte dans l’air chaud, se mêle à l’odeur végétale et vient imprégner nos vêtements…

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Un très beau texte. Une écriture sensible…Merci

    Christiane

    31 juillet 2014
  2. Jean Provencher #

    Merci à vous, chère Christiane. J’aime bien Adrienne Choquette, peu connue malheureusement, amie à Trois-Rivières d’Alphonse Piché, Clément Marchand, Hervé Biron, Albert Tessier. Une écriture tout à fait sensible, comme vous dites.

    31 juillet 2014

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