Portrait approximatif d’un personnage inconnu
Je n’en savais rien avant que ma maison ne se mette à parler, échappant des morceaux de documents remontant à plus d’un siècle. J’arrive seulement, lentement, à préciser des souvenances.
Il s’appelait Joseph Napoléon Allard. Où et quand est-il né, mystère. Pour un temps, il habita Warwick. Caractéristique première, son grand amour des chevaux. Pourquoi, allez savoir. Peut-être venu d’une bonne bête que son père possédait et dont il prit soin étant enfant.
Il savait lire et écrire sans fautes. Fut-il d’abord apprenti sellier, il se peut. Fabriquer du gréement confortable pour une bête travaillant sur la ferme ou prenant souvent la route. Chose certaine, il a fallu qu’il aime beaucoup les chevaux.
Un jour, après que l’agriculture québécoise eut beaucoup cherché une vocation nouvelle autre que celle des céréales où elle ne faisait plus le poids et trouvé le lait, le beurre et le fromage, il imagina se promener dans les campagnes, inspectant les beurreries et les fromageries, rétribué par le ministère de l’Agriculture du Québec.
Il semble avoir étudié à La Pocatière le traitement du lait, du beurre et du fromage et s’être familiarisé avec les machines utilisées. Il fut nommé en 1892 un des sept inspecteurs de beurreries et fromageries pour tout le Québec. Une fenêtre pour la vie. Marié, vieux garçon, l’inconnu encore.
Il lui fallut beaucoup d’entregent, car dans les campagnes on voit venir de loin les « airs bêtes » et qui dit inspecteur chez un peuple habitué à s’arranger tout seul, ou avec l’aide de copains du même rang, est mieux de s’approcher poliment. Peut-être bénéficiait-il naturellement d’une certaine agréable faconde ?
En début de saison, il choisit ou se voit attribuer une grande région qu’il devra couvrir au cours des mois à venir. En mai, il gagne une paroisse de cette région, un lieu où il pourra trouver un cheval et sa voiture qui l’accompagneront tout l’été. Puis, octobre venu, il rendra l’équipage à son propriétaire. Ceux-ci sont tous élogieux du soin prodigué par Allard à leur cheval. L’un d’eux dit même qu’il le lui a retourné en meilleure forme qu’au printemps.
Qui lui dit qu’il y a un cheval à louer dans la paroisse ? Le curé ? Le marchand général ? On imagine quand même le choix du cheval, le moment venu, Allard lui tournant autour, l’examinant et lui parlant. Préférait-il le cheval canadien aux autres races maintenant présentes partout au Québec ? On ne sait.
Mais il souhaitait assurément un cheval vaillant, capable de comprendre et pas du tout rétif. Ils auraient une relation très proche l’un avec l’autre durant plusieurs mois, et par tous les temps. Les jours de grandes chaleurs, s’arrêtait-il dans un coin ombreux en bordure d’un cours d’eau pour permettre à l’animal de boire et lui offrir un peu de repos ? Que se disaient-ils ? Et qu’ont-ils vécu sur la route ?
Allard apporte avec lui des feuilles vierges de format légal (216 X 356 mm ou 8,5 X 14,0 po) : Rapport d’inspection de beurreries et Rapport d’inspection de fromageries, des documents qu’il fait parvenir au ministère de l’Agriculture à Québec lorsque remplis. Il ne manque pas bien sûr d’avoir une provision d’avoine, le mets préféré de son cheval. Et quoi d’autre, allons savoir. Pour sa voiture, il apprend vite où se trouve le forgeron du coin, homme de tous les possibles.
Voici quelques villes où Allard a œuvré de manière certaine: Saint-Agapit, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Saint-François de Beauce, Saint-Georges de Beauce, Saint-Jean-sur-Richelieu, Saint-Jean-Baptiste de Rouville, Saint-Léon de Maskinongé, Saint-Valérien, Yamaska.
Liste des personnages mentionnés dans la documentation : Hector Caron, secrétaire du Syndicat [laitier] du comté de Maskinongé, Joseph-Édouard Caron, ministre de l’Agriculture à Québec, Alexis Chicoine et D. E. M. Chicoine, peut-être frères étudiant avec Allard à Saint-Anne-de-la-Pocatière, F. P. Côté, prêtre, Louis Doyon, de Saint-François de Beauce, Louis Léveillé, marchand de Yamaska, Arthur Marsan, de Saint-Valérien, Théophile Montminy, curé de Saint-Agapit de 1879 à 1890, puis de Saint-Georges de Beauce, Edm. Moreau, prêtre, Pierre-Alfred Poulin, prêtre, curé de Saint-Agapit de 1890 à 1919, Édouard Poutré, propriétaire d’une sellerie à Saint-Jean-sur-Richelieu.
Était-il homme d’église ? Avait-il même le temps de l’être ?
Les plus anciens documents à son sujet remontent aux années 1870 et le plus récent date de 1911. À l’endos d’un Rapport d’inspection de beurreries vierge, on y trouve le début d’une lettre provenant assurément d’Allard :
À L’Honorable J. Ed. Caron
Ministre de l’Agriculture
Québec
Monsieur le Ministre,
J’ai l’honneur de vous soumettre mon treizième rapport annuel comme inspecteur de beurreries et fromageries pour la saison 1911.
Cette année, j’ai fait 90 visites dans 47 fromageries et 2 beurreries. En répétant mes visites, les fabricants se montraient toujours bien disposés aux avis et aux recommandations données à chaque visite.
Un dernier mot. Le Grand Tronc, la compagnie de chemin de fer, desservait un grand nombre de paroisses des Cantons de l’est et des Bois-Francs. Or, à consulter la documentation dont il disposait, Allard était en mesure de bien renseigner les usagers éventuels de ce train.
Un jour, qui sait, quelqu’un poursuivra peut-être cette recherche, qui pourrait même faire l’objet d’un documentaire, d’une grande histoire sur l’homme qui aimait les chevaux. Voici, pour l’instant, ce que je possède. Et je demeure aux aguets, ma maison ne cesse de bavarder. Si de votre côté, vous avez des pistes, levez le drapeau, n’hésitez pas à les révéler. Ce cher Allard, épris du cheval, lentement se révèle. Pouvait-il même l’imaginer ? Mystère.
Et je ne sais toujours pas ce que ces documents faisaient dans les murs de ma maison construite au tout début des années 1920. Aucun propriétaire n’a porté ce nom.
L’illustration ci-haut provient de l’Almanach Hachette 1923, p. 99.
Voyez ces pièces, nous entrons ici dans le vif de la vie.
Oh, Jean.. merci de nous rapporter d’aussi belle façon cette jolie tranche d’histoire. On souhaiterait en savoir davantage sur M. Allard qui aimait les chevaux et leur faisait la vie belle. Pourquoi ne pas fouiller ton imagination et lui fournir l’occasion de prolonger le plaisir qu’il prenait à partager son travail avec eux ?
Merci, merci. Mais à chacune-chacun aussi de faire l’exercice d’imaginer.
C’est fascinant ! Aprés toutes ces années où tu l’as acquise cette maison, elle t’offre encore de bien belles surprises ! On peut remercier d’ailleurs ce bon monsieur Allard pour tout le bien rendu à ces chevaux ! Quelle belle histoire !
Tu as tellement raison. Ce lieu très humble toujours ne cesse de révéler des richesses de toutes sortes.
Et j’aurais bien aimé causer avec cet homme, il a connu de nombreux chevaux, plusieurs coins du Québec, l’état des routes de ce temps-là, et quoi encore.
Cher Jean,
L’invitation à imaginer la vie de ce M. Allard n’aurait pu être mieux faite!
Bravo!
Merci, bien cher ami, merci beaucoup !