Un chant d’amour, un magnifique chant d’amour
Il est bien rare qu’une écrivaine d’origine roumaine apparaisse sur ce site. En voici une, la comtesse Anna-Elisabeth de Noailles, née Bibesco Bassaraba de Brancovan (1876-1933), qui vécut toute sa vie à Paris, de sa naissance à son décès.
Son poème est publié dans La Patrie du 30 août 1902. Quel texte !
Jeunesse
Pourtant tu t’en iras un jour de moi, Jeunesse,
Tu t’en iras, tenant l’amour entre tes bras,
Je souffrirai, je pleurerai, tu t’en iras
Jusqu’à ce que plus rien de toi ne m’apparaisse.
La bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris,
Je te rappellerai d’une clameur si forte
Que, pour ne plus m’entendre appeler de la sorte,
La Mort entre ses mains prendra mon cœur meurtri.
Pauvre amour, triste et beau, serait-ce bien possible
Que, vous ayant aimé d’un si profond souci,
On pût encor marcher sur le chemin durci
Où l’ombre de nos pieds ne sera plus visible ?
Revoir sans vous l’éveil douloureux du printemps,
Les dimanches de mars, l’orgue de Barbarie,
La foule heureuse, l’air doré, le jour qui crie,
La musique d’ardeur qu’Yseult dit à Tristan !
Sans vous connaître encor le bruit sourd des voyages,
Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt,
Comme au temps juvénile, abondant et secret
Où, dans vos yeux clignés, riaient des paysages.
Amour, loin de vos yeux, revoir le bord des eaux
Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre
Pareils à ceux qu’un jour, dans l’Hellas printanière,
Parcoururent Léandre et sa belle Héro.
Voir sans vous, sous la lune assise au bout du cèdre,
La volupté des nuits laiteuses d’Orient
Et souffrir le passé au cœur réveillant,
Les étourdissements d’Hermione et de Phèdre;
Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,
Tandis que l’âpre été répand son chaud malaise,
Ce livre où noblement la Cassandre française
Couche au linceul de gloire et sourit à Ronsard.
Et quand l’automne roux effeuille les charmilles
Où s’asseyait le soir l’amante de Rousseau,
Être une vieille avec sa laine et son fuseau,
Qui s’irrite et qui jette un sort aux jeunes filles…
— Ah ! Jeunesse, qu’un jour vous ne soyez plus là,
Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,
Les Plaisirs et l’Amour vous tenant, — quelle chose,
Pour ceux qui n’ont vraiment désiré que cela !
Comtesse Mathieu de Noailles.
Le tableau d’Anna Élisabeth de Brancovan, Comtesse de Noailles, est une création du peintre britannique d’origine hongroise Philip de Laszlo en 1913. Il apparaît sur la page Wikipédia consacrée à la dame. Ce poème est manifestement d’une femme de grande culture. Et j’aime savoir que de pareilles lignes rentraient à Montréal alors, nous n’étions donc pas en retard, perdus au bout du monde. Et ces mots ont sûrement comblé le jeune poète Albert Lozeau, qui collaborait à La Patrie.