Une sortie en charrette à foin
Un pur bonheur pour les jeunes, filles et garçons. On part de Saint-Jean et on va virer au mont Saint-Grégoire. Où les mots doux, glissés à l’oreille dans le bruit ambiant, ne sont sans doute pas défendus.
Samedi après-midi, une vingtaine de jeunes gens avaient organisé une de ces parties originales, connue sous le nom de «voyage en charrette à foin». On se hisse sur une charrette non suspendue, vaste, sans sièges, et on s’abandonne héroïquement aux cahots de ce primitif véhicule.
Pour tempérer la brutalité des heurts, on tapisse le fond de la charrette d’une couche de foin faisant fonction de capiton, et l’on s’abandonne au rude roulis que combinent traîtreusement les ornières et les essieux fixes. Grâce au parfum pénétrant du foin, on jouit d’une réduction de la volupté que l’on éprouve à se faire bercer par une charrette débordante de foin frais coupé, lorsque juché sur la croupe d’une meule mouvante, on s’endort à demi sur la dépouille odorante des prairies et, bercé par les inclinaisons alternes, à bâbord et à tribord, on paresse voluptueusement au dépens des sueurs des courageux faucheurs.
Cette réminiscence d’un des plus délicieux plaisirs de la fenaison est pleine d’agrément. C’est un souvenir agreste, plein de charme et d’imprévu, qui fournit mille occasions de rire à dents découvertes et qui procure aux voyageurs un appétit vainqueur des plus rébarbatives gastralgies. Aussi nos joyeux touristes ont-ils fait une tournée charmante.
Partis de St-Jean à trois heures, ils ont été faire un dîner champêtre à la montagne St-Grégoire [une des neuf Montérégiennes]. Ce fut un fou rire général lorsque, en descendant de la charrette, chacun contemplait sa chacune. Celui-ci avait des brins de foin dans la barbe, celle-là en avait davantage dans les cheveux. Tous ressemblaient vaguement à des prêtres ou des prêtresses de Cybèle.
Charitablement, on s’étrilla en famille, puis on se mit à table sur la nappe du bon Dieu, c’est-à-dire sur un fin gazon et, lorsque tout le monde fut repu, lorsque l’on fut las des propos joyeux et des innocents et bucoliques marivaudages, on réintégra la charrette à foin qui, au trot cadencé des deux bons chevaux, arriva cahin-caha à St-Jean, à dix heures du soir, où chaque voyageur alla rêver isolément aux charmes trop fugitifs de ce voyage original.
Le Canada français (Saint-Jean-sur-Richelieu), 26 août 1898.
Beau texte, très rare dans la presse québécoise de l’époque, d’une activité de jeunes filles et de jeunes hommes.
Il nous faudra bien un jour une histoire de la jeunesse. À ces jeunes qui parfois, rarement cependant, me disent «Vous avez tout fait, vous autres, en histoire, ne nous laissant rien», je m’empresse de leur dire «Bien au contraire. Tout est à faire !»
La scène de la fenaison à Sainte-Famille de l’île d’Orléans fut prise par Edgar Gariépy vers 1925. Elle est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Collection initiale, Photographies, cote : P600,S6,D5,P675.