Qu’a vraiment dit Voltaire du Canada ?
L’hebdomadaire Le Nord (Saint-Jérôme) du 27 septembre 1888 reproduit un texte signé Eug. Réveillaud paru dans le journal Paris-Canada le 21 juin 1888.
On cite souvent un mot de voltaire au sujet du Canada. Il a écrit quelque part, à l’époque de la cession de la colonie à l’Angleterre, que la France ne perdait là que «quelques arpents de neige». Il serait intéressant de connaître le texte exact de Voltaire, et dans quelles circonstances il a laissé échapper cette boutade. […]
Mais voici cette réponse pour Paris-Canada. Je vous l’eusse envoyée plus tôt, si je n’avais été tout ce mois absent de Versailles.
C’est dans une lettre adressée à M. de Moncrif et datée de [mot illisible qui serait Monrion ou Montrion], 27 mars 1757, que se trouve le passage où le philosophe «historien» (comme il s’est appelé lui-même) parle avec ce fier dédain de l’objet de la guerre engagé alors en Amérique et sur le continent. Il décrit l’emploi de son temps à son correspondant :
«… Je suis «historien» les hivers à Lausanne, et je réussis dans les rôles de vieillard; je suis jardinier au printemps, à mes Délices, près de Genève. Je vois de mon lit, le lac, le Rhône et une autre rivière. Avez-vous des tulipes au mois de mars ? Avec cela, «on barbouille de la philosophie et de l’histoire»; on se moque des sottises du genre humain et de la charlatanerie de vos physiciens qui croient avoir mesuré la terre, et de ceux qui passent pour des hommes profonds, parce qu’ils ont dit qu’on fait des anguilles avec de la pâte aigre. On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. On est libre comme l’air depuis le matin jusqu’au soir. Mes vergers, mes vignes et moi nous ne devons rien à personne…
* * *
Voilà le texte cité par Réveillaud. Il faut corriger plusieurs détails. Il s’agirait d’une lettre datée du 17 mars et non du 27 mars. Et l’ouvrage Choix de lettres du XVIIIe siècle par M. J. Labbé (Paris, Bélin Frères, 1890, p. 203s.) donne plutôt le texte suivant venant de Voltaire :
Je suis histrion l’hiver à Lausanne, et je réussis dans les rôles de vieillards : je suis jardinier au printemps, à mes Délices, près de Genève, dans un climat plus méridional que le vôtre. Je vois de mon lit le lac, le Rhône et une autre rivière. Avez-vous, mon cher confrère, un plus bel aspect ? Avez-vous des tulipes au mois de mars ? Avec cela, on barbouille de la philosophie et de l’histoire; on se moque des sottises du genre humain et de la charlatanerie de vos physiciens qui croient avoir mesuré la terre, et de ceux qui passent pour des hommes profonds parce qu’ils ont dit qu’on fait des anguilles avec de la pâte aigre.
On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. On est libre comme l’air depuis le matin jusqu’au soir. Mes vergers, et mes vignes, et moi, nous ne devons rien à personne.
P. S. Il faut comprendre que la guerre entre la France et l’Angleterre sur le continent nord-américain se déroule aussi en Europe. On l’appellera Guerre de Sept ans et ne se terminera qu’en 1763. C’est la raison pour laquelle Voltaire évoque le genre humain qui s’égorge sur son continent.
François-Augustin de Paradis De Moncrif (1687-1770) serait surtout connu, semble-t-il, pour son Histoire des chats parue en 1727. D’ailleurs, Voltaire prenait plaisir à l’appeler l’Historiogriffe des chats.
Cela dit, Voltaire n’a jamais utilisé le mot «historien», mais plutôt «histrion». Le Petit Robert écrit que le mot histrion, qui remonte à 1544, une année après le retour de Cap-Rouge de François de Roberval et de son équipage, désigne un «Acteur jouant des farces grossières». Bref, un bouffon, un comédien. On l’utilise aussi pour parler d’un cabotin. Ici, dans son texte, Voltaire laisse entendre qu’en hiver, il joue des rôles de vieillard, sans doute au théâtre.
L’illustration, un dessin non identifié du buste de Voltaire (1694-1778) par Houdon, apparaît sur la page Wikipédia consacrée à l’écrivain et philosophe français.
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