La cohue
Il n’y a jamais autant de monde à aller ça et là à ce temps-ci de l’année dans les villes, grandes ou petites. C’est la folie. J. de Lord, dans le quotidien Le Sud en propose une belle description le 30 décembre 1890. Nous sommes à Montréal.
Nous voici dans la grande huitaine, dans la huitaine fiévreuse, haletante, qui précède le jour de l’an.
Si l’on voulait donner à un tranquille habitant du comté de Rimouski, qui n’est jamais sorti de son village, une idée troublante du bruit et du mouvement de Montréal, il faudrait l’enlever aujourd’hui par les cheveux pour le transporter tout-à-coup, comme l’ange transporta Habaene à Babylone, dans la rue Saint-Jacques, dans la rue Notre-Dame ou Saint-Laurent ou bien aux portes de nos grands magasins.
Il y a foule ! et d’où sort tout ce monde ? Il semble que la légende du Deucalion se soit renouvelée, et que chaque pavé ait enfanté un passant. Il en sort de partout.
Sur la chaussée, les voitures, les traîneaux s’accrochent, les chevaux piaffent, les cochers s’injurient; c’est un fouillis inextricable de gens et de bêtes empêtrés les uns dans les autres, ou de longues files de voitures immobilisées sur une assez longue étendue, avançant d’un pas toutes les minutes, tandis que sur les sièges des traîneaux élégants, on aperçoit des têtes impatientes, inquiètes, effarées, suppliantes quelquefois, furieuses assez souvent.
Sur les trottoirs, on s’écrase les pieds, on s’enfonce les coudes dans les côtes, on s’avance en zigzag, on fend la multitude à la façon d’une barque qui remonte un courant rapide et dangereux, on tourne les obstacles, on piétine sur place, on s’arrête au coin de chaque rue, refoulé sur le rivage par le mascaret de voitures, lassé, étouffé, perdu, noyé dans le remous de la vague humaine.
Je ne parle pas de ceux qui glissent sur la glace et qui vous roulent dans les jambes; ceux-là ils sont légion et on ne s’en occupe pas. On regarde, on rit, on passe et tout est dit !
Au bout d’une heure ou deux de ce spectacle, on sent indistinctement qu’on deviendrait fou, et l’on s’échappe en poussant un soupir de soulagement, par la première rue latérale qui se présente. […]
De tous les piétons, la moitié portent des paquets à la main : ce sont ceux qui sortent des magasins; l’autre moitié ne porte rien : ce sont ceux qui y vont. Suivez le flot : vous le verrez s’engouffrer au grand Bazar Général, chez Nelson, chez Carsley, etc., où une armée de commis, la moustache cirée, le sourire aux lèvres, l’œil insinuant, la voix mielleuse, et des bataillons de demoiselles de magasin, toutes voiles dehors, parfumées, avenantes, vaporeuses, attendent leur proie.
L’illustration est du peintre Adrien Hébert, Le débit de tabac Hyman, une huile sur toile peinte vers 1936-1937. Celle-ci ferait aujourd’hui partie de la collection du Musée des Beaux-Arts de Montréal.