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Tomber soudain sur un fer à cheval

Quelle chance ! C’est ce qui arrive à l’écrivaine Françoise, pseudonyme de Robertine Barry (1862-1910), une Québécoise que nous ne célébrons pas suffisamment.

Dans sa chronique du lundi, elle raconte.

Je cheminais il y a une dizaine de jours tout doucement dans la rue St-Denis, — la rue St-Denis, vous savez, c’est le grand boulevard de Montréal, — quand j’aperçois tout à coup, à deux pas devant moi, luisant et tout neuf, un fer à cheval que le sabot d’un coursier vigoureux venait sans doute de lancer sur le trottoir.

Croyez-vous que j’ai passé outre, sans accorder un regard à ce morceau d’acier gisant devant moi ?

Croyez-vous que, dédaigneuse et fière, j’ai repoussé du pied cette légère obstruction qui se trouvait sur mon passage ?

C’est alors que vous ignorez toute la vertu occulte qu’il y a dans une trouvaille comme celle-là.

Trouver un fer à cheval ! — et tout le monde à la campagne peut vous l’apprendre, — c’est tout ce qu’il peut vous survenir de plus chanceux. C’est comme si la fortune elle-même, interrompant sa course vagabonde, s’était laissé choir sur votre passage.

Or, élevée au sein des plus vieilles traditions, des antiques coutumes, je n’ai pas manqué de m’imprégner un peu de l’atmosphère superstitieuse où j’ai grandi.

De telles croyances, pas trop s’en faut, mais quelques légères teintes ? bah !

Ça amuse et aide à charmer la vie qui n’est pas elle-même parfois des plus amusantes, la pauvre ! Cependant, ne chicanons pas avec elle, il y a aussi de bons moments parfois, ne les oublions pas.

Mais, pour revenir à mon sujet, mes superstitions à moi ne sont pas dangereuses, ni bien sombres non plus.

Je me contente simplement des présages qui peuvent être de bon augure éliminant soigneusement tout ce qui se pourrait interpréter comme signe de malchance.

Les rêves dorés de mon sommeil me mettent en gaieté tout le jour, et j’oublie les cauchemars après mes premières ablutions matinales.

Tout à fait disposée donc à ne rien négliger qui puisse me procurer quelque plaisir, je saluai avec empressement ce gage de bonheur inespéré qui s’offrait à moi.

D’abord, j’examinai dans quelle position il se trouvait. Ce détail, bien qu’il puisse sembler insignifiant, est d’importance vitale.

Si le fer est tombé de telle ou telle manière, cela lui donne telle ou telle signification qu’il convient d’étudier avant de le relever.

Mais les dieux son loués ! il était tout ce que la plus scrupuleuse superstition pouvait exiger : les crampons en l’air et trois clous y adhéraient encore.

Trois ! nombre impair et chiffre fatidique… rien ne manquait donc pour que la chance fut complète. J’étais gâtée par le sort.

Je fis le reste du trajet, tenant précieusement le fer à cheval dans ma main sans plus me soucier des sourires moqueurs échangés sur mon passage, que si j’eusse été seule au monde.

Arrivée chez moi, après avoir reçu de chaudes félicitations de ma vieille bonne, qui croit à la vertu d’un fer à cheval comme les Mahométans croient au Coran, j’accrochai triomphalement ce trophée d’un nouveau genre, la courbe en bas, to keep the good luck in.

Et maintenant me voilà prête pour tout ce qui peut m’arriver d’heureux. Je m’attends à tout : à recevoir des surprises agréables, à trouver des mines d’or et d’argent, etc., etc.

J’ai même, sur la foi de mon porte-bonheur, pris un billet à la Loterie du Peuple et si je ne décroche pas le numéro gagnant au prochain tirage, c’est que M. Lalonde y mettra de la mauvaise volonté.

Enfin, vous verrez qu’il y a quelque chose dans ce que je dis, puisque déjà, depuis que je possède ce fameux talisman, j’ai eu la faveur d’un compliment très aimable dans une des chroniques de M. Horace St-Louis. Ce redoutable critique avait déjà abattu tant de têtes en sabrant à droite et à gauche que je songeais grandement à mettre mes oreilles à l’abri, quand je trouvai grâce à ses yeux. […]

En attendant, j’époussette tous les jours mon porte-bonheur.

Surtout, qu’on ne rit pas.

Chacun a sa marotte ici-bas ; les plus grands philosophes, voire même les plus incrédules, n’ont pas été au-dessus de quelque faiblesse de cette nature.

Superstition pour superstition, la mienne en vaut bien d’autre. Elle vaut bien celle d’une jeune Montréalaise avec qui l’autre jour je descendais la rue.

Arrivée devant une maison dont on était à réparer la façade, elle s’arrêta brusquement :

— Traversons, me dit-elle.

— Pourquoi ? demandai-je assez interloquée de cette détermination subite.

— Vous voyez cette échelle ?

— Oui, mais elle n’obstrue en rien notre passage. Le trottoir est entièrement dégagé et nous pouvons passer dessous cette échelle sans encombre.

— Dessous ? reprit-elle, jamais de la vie ! Vous ne savez donc pas ?

— Non, qu’est-ce ?

— Quand on passe sous une échelle, répondit d’un ton tragique, mon interlocutrice, cela veut dire sept ans sans se marier……

Nous avons traversé de l’autre côté de la rue.

Françoise.

 

La Patrie (Montréal), 15 mai 1893.

J’aime beaucoup cette écrivaine originaire de L’Isle-Verte, dans le Bas-Saint-Laurent. J’aurais aimé la connaître. Vous trouverez abondamment d’écrits d’elle sur mon site.

Le fer à cheval ci-haut apparaissait sur le linteau de la porte de la grange de ma grange-étable. Ma grange étant disparue sous le poids de la glace en février 2015, j’étais fort heureux que mon ami de la campagne prenne désormais soin de ce fer. Il voisine maintenant le Marcheur.

Il est intéressant de noter l’attitude de Françoise lorsqu’elle évoque ses rêves. Dernièrement, à la mi-avril, une étude parue dans le Journal of Neuroscience confirme que les rêves heureux proviennent d’une bonne activité dans l’hémisphère gauche de notre cerveau, alors qu’une baisse d’activité dans l’hémisphère droit favoriserait les émotions liées à la colère, à l’état d’éveil ou durant le sommeil. Voir Sylvie Logan, « Le rêve, miroir de notre cerveau en colère », Le Monde (Paris), édition du 9 mai 2019, Cahier Sciences et médecine, p. 2. Le quotidien français mentionne que cet article proviendrait du journal suisse Le Temps.

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