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Voilà bien 20 ans qu’on nous sert ce qu’on prétend être un nouveau concept

L’Anthropocène. Beaucoup ont ce mot à la bouche. Anthropocène ici, Anthropocène là. Nous serions entrés dans le sixième extinction, nous répète-t-on sans cesse. Mais, vous savez, ceux qui nous servent ce concept ne font souvent que perpétuer un état antérieur. Maintenant, croient-ils, que la Nature se meurt ou est morte, qu’il n’y a plus rien à préserver, à conserver, à protéger, il nous faut, nous les humains, les génies de la création, voir à concevoir et gérer pour nous un environnement utile et agréable.

Allez donc. On se fout de nous, Il faudrait cesser de les écouter et couper d’abord notre dépendance aux médias. Chausser de bonnes bottes, enfiler un  manteau chaud, protéger nos neurones avec un bon chapeau et sortir. La Nature n’est pas morte. Elle file sa vie, la Nature. C’est que nous nous laissons emplir comme des cruches par Pierre, Jean, Jacques, et avons complètement oublié que nous sommes de ce monde, par petits traits, comme tout ce qui vit autour de nous.

Vous avez besoin qu’on vous convainque ? Procurez-vous la proposition de Virginie Maris, docteure en philosophie de l’Université de Montréal et chargée de recherche au CNRS en France sur les enjeux de la conservation de la biodiversité. Il y a quelques semaines, en septembre, elle faisait paraître au Seuil La part sauvage du monde, Penser la nature de l’Anthropocène.

Pour elle, lorsqu’on nous entretient de ce concept d’Anthropocène, on  nous sert « un récit finalement assez éculé : la triste répétition d’un vieux fantasme de toute-puissance ». La Nature n’est pas morte, ni en voie de l’être. Et lisez Virginie Maris dès ses toutes premières pages.

Le sujet, dit-elle, de son enquête est la part sauvage du monde.

 Les animaux que nous n’avons pas domestiqués, les terres que nous n’avons pas rendues productives. Il s’agit de lieux, d’êtres, mais aussi de processus qui échappent au contrôle : certains parce que nous avons intentionnellement décidé de les « mettre à part » pour en préserver le caractère naturel, d’autres que nous avons délaissés faute d’intérêt ou qui se sont avérés récalcitrants à notre emprise. Alors, une fois cela dit, la première évidence est que le sauvage est partout.

C’est le petit campagnol qui se fraye un chemin à travers les rangées de maïs tirées au cordeau ; c’est la bande de chardonnerets élégants qui chaque hiver revient faire une orgie de graines de tournesol dans les mangeoires du jardin ; c’est la couleuvre qui dort, paisible, au bord du canal ; les pissenlits qui transpercent le bitume ; et le faucon crécerelle qui niche au sommet de Notre-Dame. C’est peut-être aussi une part de nous-même, archaïque, vitale.

Mais partir de ces petits interstices épargnés par le développement humain pour penser le sauvage, c’est un peu comme découvrir un nouveau pays en arpentant les couloirs du métro de sa capitale. Notre pari, c’est que pour reconnaître et respecter la part sauvage du monde, y compris dans ses manifestations les plus quotidiennes, il faut l’envisager d’emblée dans sa plus grande altérité. Il faut imaginer les échos du cerf qui brame dans le soir tombant sur les bois de la forêt de Bialowieza, les nuées de grues cendrées remontant vers le nord, le vol d’un aigle royal au-dessus du massif des Écrins.

Il faut avoir vu cela, ne serait-ce qu’en  pensée, ne serait-ce qu’en rêve, pour ne pas se laisser convaincre par ceux qui assurent que la nature est morte et que le mieux qu’il nous reste à faire pour nous et pour la planète, serait de jardiner intelligemment un monde devenu totalement nôtre.

 

Enfin un discours encourageant et rafraîchissant ! Comme le dit la philosophe Catherine Malabou dans le journal Le Monde du 12 octobre dernier, pour Maris, il ne s’agit pas de nier l’urgence d’agir, mais de changer de regard et de paradigme. Renoncer à conquérir. Cela s’appelle une écologie de la séparation. Cela s’appelle une écologie du respect.

 

Virginie Maris, La part sauvage du monde, Penser la nature de l’Anthropocène, Paris, Éditions du Seuil, 2018, 263 pages.

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