On demande au philosophe Vladimir Jankélévitch :
Vous avez souvent dit qu’à la source de la réflexion philosophique se trouvaient l’étonnement et l’émerveillement. Pourriez-vous nous dire ce qui vous émerveille encore aujourd’hui ?
Et il répond :
Il n’y a pas lieu de demander à quelqu’un quelles sont les choses qui vous émerveillent. On ne s‘émerveille pas parce qu’il y a des choses merveilleuses. La capacité de s’émerveiller est une capacité que chacun a en soi et qui naît de rien, n’importe où, n’importe quand. On s’émerveille de la banalité, du jour qui se lève, du soleil qui se couche, de la couleur du ciel, et c’est quand il est injustifié que l’émerveillement est le plus miraculeux, le plus philosophique. Les sujets d’émerveillement ne viennent pas en déduction des sujets d’ennui, ni par soustraction. Aucun bilan à établir ; une arithmétique de l’agrément et du désagrément serait absurde ; on peut être émerveillé même si le passif l’emporte. L’ordre de la qualité exclut toute pesée. (…) L’humoresque antérieure, comme disaient les romantiques, est indépendant des conditions objectives de la vie ; elle est le caprice même ; même au fond du malheur extrême et de la honte, la gracieuse arabesque, la fantasque, laisse émerger le sourire de l’émerveillement.
Le Monde (Paris), 4 novembre 1979.