Retour sur Roger Caillois, l’homme qui aimait tant les pierres
L’écrivain , avant de fermer son livre Le fleuve Alphée, sent le besoin de revenir sur les pierres, qui sont cause chez lui d’« embellies de l’âme ». Et voyez l’explication qu’il nous donne de l’effet qu’elles lui font. L’auteur nous apprend les pierres.
Les pierres, présentes à l’origine des choses, se confondent avec les choses mêmes. Et rien d’humain qui ne leur soit irrémédiablement étranger. Elles subsisteront dans l’espace sidéral après l’universelle et inévitable dissolution. Les vestiges du parasite d’un jour ne seront plus que trace dans l’épaisseur des pierres. Fossiles pour personne. Un démon perfide me souffle que les décrire équivaut à refléter un instant leur éternité.
Je les regarde longuement avant de préciser leur forme, d’énumérer leurs caractères remarquables, je reviens à elles plusieurs fois, jusqu’à la fatigue, pour m’assurer d’un détail ou pour les placer sous un angle nouveau.
À de rares moments, une rêverie puissante suspend ma vigilance. Elle m’empêche de gouverner ma pensée. Je laisse les images m’assaillir, prolonger la pierre, je ne leur permets pas de lui être infidèles. Je n’attends pas d’accéder à quelque révélation. C’est une simple pierre que j’ai toujours sous les yeux. Qui ne me dévoile pas le moindre secret.
Je n’ai pas non plus l’impression de m’anéantir dans une lointaine absence. Je ressens un calme bonheur. Je me trouve récompensé, sans d’ailleurs que je sache de quel effort ou de quelle vertu. Je reçois la confirmation d’un savoir que je ne savais pas m’appartenir.
Je demeure aux aguets, attentif. Je me laisse seulement un peu dériver, je prends plaisir à jouir d’un spectacle à la fois intellectuel et sensible. Il me vient l’idée, pour essayer de le faire partager, de recourir à des mots amphibies, à des vocables pivots, à double, à multiples sens, dont les résonances et les analogies mettent des échos qui se répercutent entre eux avant de s’évanouir.
Réverbérations fugitives, la plénitude qu’elles m’apportent à l’avance n’est rien, je suppose, que le signe d’un accord avec le monde. La rapide impression de connivence abolit pour quelques secondes l’étendue et la durée. Pierres qui êtes le noyau du monde ; et vos figures, vos volumes, son chiffre.
Une sérénité brève m’en assure, qui n’a rien de commun avec l’éclair et les transports de l’illumination mystique. Je ressens avec une netteté plus vive le réseau de duplications et d’interférence qui est ma façon accoutumée de considérer l’univers.
J’ai la conviction absurde que cette intuition ne me sera pas retirée, quand déjà elle perd de son intensité. La pierre que je contemple est redevenue le minéral muet qu’elle avait cessé d’être. Elle ne fait plus signe. Peu importe, une autre me comblera tout à l’heure, demain, quelquefois. Elle me fera présent du même incomparable acquiescement, que je trouve en chacune d’elles et qui ne varie pas. Qui est la stabilité du monde.
Roger Caillois, Le fleuve Alphée, Paris, Gallimard nrf, 1978, p. 204-206.
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