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L’étonnant cheminement de Roger Caillois (premier de deux billets)

Page couverture Caillois

Voilà longtemps que je prête attention aux publications de cet homme. Il est passé à l’histoire pour son classique : L’Homme et le sacré, publié en 1939, sur une théorie de la fête.

Mais ce que j’aime particulièrement de Roger Caillois, ce sont ses réflexions sur le vécu à partir des pierres.

Le territoire québecois, par exemple, est parsemé de blocs erratiques qui sont là sans même qu’on y porte attention. Et ces blocs rarement tombés  du ciel, mais portés, voyagés, et déposés à demeure pour l’instant par les grandes glaciations en pleine forêt soudain, dans des champs, des parterres de banlieues, dans des endroits presque toujours fort étonnants, pourraient nourrir nos réflexions. Mais jamais, dirait-on, naît un propos à leur sujet. À quand un guide des blocs erratiques au Québec ? Quelle région nous en proposera un premier ? Il y aurait matière à intérêt pour les enfants.

Passons à des extraits de la dédicace de Caillois attachée à son recueil de poésie Pierres, publié aux Éditions Gallimard en 1966. Laissez-vous porter par ce texte fort original.

Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. Elles ne publient pas, gravés en caractères ineffaçables, des listes de victoires, des lois d’Empire. Ni bornes ni stèles pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles.

L’architecture, la sculpture, la glyptique, la mosaïque, la joaillerie n’en ont rien fait. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d’avant l’homme; et l’homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quelque usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire.

Elles ne sont taillées à l’effigie de personne, ni homme ni bête ni fable. Elles n’ont connu d’outils que ceux qui servaient à les révéler : le marteau à cliver, pour manifester leur géométrie latente, la meule à polir pour montrer leur grain ou pour réveiller leurs couleurs éteintes. Elles sont demeurées ce qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d’autre.

Je parle des pierres que rien n’altéra jamais que la violence des sévices tectoniques et la lente usure qui commença avec le temps, avec elles. Je parle des gemmes avant la taille, des pépites avant la fonte, du gel profond des cristaux avant l’intervention du lapidaire.

 

Demain : la suite.

Sur le fabuleux voyage des blocs erratiques, voir cet article de Pauline Gravel dans le journal Le Devoir.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Claude Fortin #

    Bonjour Jean,

    Ce billet m’a touché car je pratique la randonnée pédestre en montagne régulièrement et lorsque je passe tout près de ses gros blocs de pierre en bordure du sentier j’ai toujours eu l’impression qu’elles ont une très longue histoire à nous raconter. C’est un sujet de méditation pour moi.

    Merci pour le billet.

    Claude Fortin

    27 mai 2016
  2. Jean Provencher #

    Ah, merci beaucoup, cher Claude, de ce témoignage ! C’est bien vrai, ces gros blocs sont gardiens d’une longue mémoire des temps anciens.

    27 mai 2016

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