Du poète Eugène Guillevic (1907-1997)
Né dans le Morbihan. Prix Breizh en 1975, Grand prix de poésie de l’Académie française en 1976, Grand prix national de poésie en 1984, Prix Goncourt de la poésie en 1988.
Si un jour tu vois
Qu’une pierre te sourit,
Iras-tu le dire ?
* * *
C’est ainsi qu’on ferme quand c’est l’heure
Et qu’il arrive de faire nuit.
Et qu’on se lève plus tard pour entendre
L’horloge sonner de tout près.
C’est bien la nuit et beaucoup dorment,
Leur soif écrasée.
* * *
MONSTRES
Il y a des monstres qui sont très bons,
Qui s’assoient contre vous les yeux clos de tendresse
Et sur votre poignet
Posent leur patte velue.
Un soir —
Où tout sera pourpre dans l’univers,
Où les roches reprendront leurs trajectoires de folles,
Ils se réveilleront.
* * *
Tant attendu que les granits
Ont eu le temps de s’effriter.
Mûre depuis toujours la main
Pour la caresse ou la bagarre.
Mûre depuis l’aube des temps,
Mais le temps tricote à loisir.
* * *
Oui, fleuves — oui, maisons.
Et vous, brouillards — et toi,
Coccinelle incroyable,
Chêne creux du talus,
Ouvert comme un gros bœuf,
Qui ne vous entendrait
Criant comme des graines
Sur le point de mûrir ?
— Patience, quelques siècles
Et nous pourrons peut-être
Nous faire ensemble une raison.
* * *
Ce soir encore l’étang
Ne s’est pas mis debout
Au passage du vent.
Les chambres sont glacées
Comme des carpes. La peur
Ne quitte plus les longs couloirs.
L’étang viendrait
Devant les vitres,
Bavant des joncs et des têtards.
Il y a quelqu’un
Dans le vent,
Sa main se venge
Sur les murs et les arbres.
— Corps humains que l’on palpe,
Corps qui suent :
Rien que ces corps
Devant la peur, devant le froid
Et l’avenir.
Et si l’étang se lève, libidineux,
Il n’aura pas raison
De notre calme;
Nos mains qui caressent les femmes,
Sauront l’atteindre et lui percer le ventre.
Nous construirons.
Nous liquiderons la peur. De la nuit
Nous ferons du jour plus tendre —
Et nous n’aurons besoin
Que du toucher des peaux.
Guillevic, Terraqué, Paris, Éditions Gallimard, 1945.
La photographie de Guillevic apparaît sur le site Esprits nomades.