Skip to content

Dans la série «Là où me mènent mes ânes» (2)

Page couverture juan ramon jimenez

Si vous suivez un peu ce site interactif, vous vous êtes aperçu que j’aime l’âne. C’est la rencontre régulière, depuis six mois, de trois ânes sur mon chemin qui m’amène à parler davantage de ce bel animal. Et comme le Québec n’a guère connu d’âne, pourquoi ne pas emprunter des routes étrangères à son sujet. Je viens donc d’entreprendre une série ayant pour thème «Là où me mènent mes ânes».

Voici maintenant un texte du grand poète andalou Juan Ramon Jimenez (1881-1958), Prix Nobel de littérature en 1956. En 1914, il termine son récit poétique le plus célèbre — Platero et moi — sous-titré Élégie andalouse. Platero, le nom d’un petit âne, est au cœur de cet ouvrage. À travers le chant très tendre du quotidien en Andalousie, nous l’accompagnons lui et son maître — jamais nommé, mais sans doute Jimenez lui-même — dans 76 tableaux. Le prétexte de l’auteur est de partager avec nous l’amour qu’il porte pour son pays andalou, et en bout de ligne pour ce cher Platero. On s’arrête d’abord au coucher du jour. Puis à Platero.

XXXIX  À la brune

Dans le recueillement humble et pacifique des crépuscules du village, quelle poésie prend la divination de l’infini, le souvenir confus d’un monde presque inconnu ! On dirait qu’un sortilège irrésistible retient tout le village cloué à la croix d’une triste et longue pensée.

Le grain embaume, le grain lourd et sain qui, sous les étoiles fraîches, élève sur les aires — ô Salomon ! — les croupes molles et jaunâtres. Les travailleurs chantonnent, las et somnolents. Assises sous les porches, les veuves pensent aux défunts, qui dorment là, tout près, derrière les corrals. Les enfants courent, d’une ombre à l’autre, comme des oiseaux qui volent d’arbre en arbre…

Dans le demi-jour qui persiste sur les façades blanches des maisons pauvres, vaguement rougies déjà par la lueur des réverbères, passent des silhouettes muettes, tristes et terreuses, — un mendiant inconnu, un Portugais qui se dirige vers les essarts, quelque rôdeur peut-être —, ombres craintives qui contrastent avec cette quiétude que le crépuscule mauve, lent et mystique, prodigue aux choses familières… Et les gamins s’éloignent, tandis que dans le mystère des portes, on parle de ces «hommes qui viennent extraire la graisse des enfants pour guérir la fille du roi qui est tuberculeuse»…

I  Platero

Platero est petit, doux, velu, si moelleux d’aspect qu’on le dirait tout en coton, sans ossature. Seuls les miroirs de jais de ses yeux sont durs comme deux escarbots de cristal noir.

Si je le laisse en liberté, il se dirige vers le pré et il caresse de son mufle tiède, les effleurant à peine, les petites fleurs roses, jaunes ou azurées… Si je l’appelle doucement : «Platero», il s’avance vers moi d’un petit trot joyeux qui semble rire, comme je ne sais quel grelot idéal…

Il mange tout ce que je lui donne, Il raffole des mandarines, du muscat d’ambre, des figues violâtres, avec leur minuscule goutte de miel cristallin…

Il est tendre et caressant comme un enfant, comme une petite fille…; mais il est dur et sec, intérieurement, comme une pierre. Lorsque nous traversons, le dimanche, les dernières ruelles du village, les campagnards, lents et coquets, s’arrêtent pour le regarder :

— On dirait de l’acier…

De l’acier, mais oui. De l’acier mêlé d’un argent de lune.

 

Juan Ramon Jimenez, Platero et moi, Paris, Pierre Seghers, Éditeur, 1956. La traduction est de Claude Couffon. Les dessins de l’ouvrage, dont celui de la couverture, sont de Baltasar Lobo.

Merci à Jean O’Neil pour le cadeau magnifique de ce livre.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. josee jacinthe #

    Il y a ce très joli livre de Claudie Hunzinger ‘La Survivance’ où un âne est un des personnages central, avec bien d’autres choses. je vous le suggère. Depuis sa lecture, j’ai aussi un faible pour les ânes – me reste à en apercevoir sur ma route…

    9 mai 2016
  2. Jean Provencher #

    Merci beaucoup ! Vous déterrez pour moi, un bien bel ouvrage de cette dame, Bambois ou La vie verte, un livre des années 1970. Son amoureux et elle élevaient des moutons dans les Vosges, me semble bien, et la dame raconte leur vie. Elle, elle était devenue une spécialiste du traitement de la laine, ma foi.

    9 mai 2016

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS