La voie de l’araignée
Dans mes livres de sagesse, j’en ai de toutes sortes. Une caractéristique commune à tous : ils nous offrent, ces précieux compagnons, des portes, nous donnent des prises, des «poignées» pour nous approcher du cœur du monde, échappent des réponses nous obligeant à trouver celles qui doivent nous êtres propres.
Voici l’anthropologue américain Loren Eiseley (1907-1977), également philosophe et fou des sciences naturelles, qu’on a déjà qualifié de «Thoreau moderne». Accompagnons-le, un matin, à la recherche de fossiles. Mais, diable, voilà qu’il se laisse distraire par une araignée.
Cela s’est passé il y a très longtemps, par un matin pluvieux dans l’Ouest. Je sortais d’une petite ravine où j’étais en quête de fossiles, et là, juste au niveau de mon regard, se cachait une araignée jaune et noire, dont la toile était accrochée aux longues tiges d’herbe à pâturage, au bord de la rivière.
C’était son univers, ses sens ne percevaient rien au-delà des lignes et rayons de la grande roue qu’elle habitait.
En étendant les pattes, elle pouvait sentir chaque vibration de la délicate texture. Elle savait le tiraillement du vent, la chute d’une goutte de pluie, les battements d’ailes d’un papillon pris au piège. Au bas d’un rayon de la toile, un solide ruban filandreux l’aidait à récupérer sa proie en cas de besoin.
Curieux, je sortis un crayon de ma poche et touchai un fil. La réponse arriva immédiatement. La toile se mit à vibrer jusqu’à devenir une tache. Toute patte, toute aile, tout ce qui aurait effleuré ce piège étonnant, aurait été happé. Comme les vibrations ralentissaient, je pus voir l’occupant se préparer au combat. Un crayon était une intrusion sans précédent dans son univers. L’araignée n’avait que des idées d’araignée; son univers était un univers d’araignée. Au-dehors, tout était irrationnel, étranger, ou, dans le meilleur des cas, matière première pour araignée.
Je continuai mon chemin le long de la ravine, comme une grande ombre impossible. Dans le monde araignée, je n’existais pas, voilà ce que je compris.
Bien plus, je me mis à penser, en continuant ma route, que, pour les phagocytes, les globules blancs, circulant en ce moment à travers les petits tubes et canaux de mon corps — créatures sans lesquelles je ne pourrais pas exister — le «moi» dont j’ai conscience n’avait aucune signification.
J’étais plutôt une sorte de tissu chimique qui leur portait des messages importants, un environnement naturel en apparence immortel s’ils avaient pu y penser depuis que des générations d’entre eux y avaient vécu et y étaient morts, et continueraient à vivre et à mourir ainsi, dans cet étrange édifice qui contenait mon intelligence — lumière brumeuse qui commençait à me sembler flottante.
Je commençais à voir que, parmi tous les univers grands ou petits dans lesquels existait le monde des créatures vivantes, tous, y compris celui de l’homme, étaient d’une façon ou d’une autre limités ou finis. Nous sommes des créatures de dimensions différentes, les unes passant à travers les vies des autres comme des fantômes à travers les portes.
Depuis, mon esprit s’est souvent retourné vers le moment de ma rencontre avec l’araignée. C’est seulement maintenant que surgissait un message des lambeaux brumeux de la toile. Qu’est-ce qui m’avait troublé à ce point ? L’indifférence de l’araignée à la supériorité de l’homme ?
Du livre de Loren Eiseley, L’Univers inattendu (traduction du livre The Unexpected Universe), paru à Paris, aux Éditions EP/Denoël, 1971, p. 54s. Traductrice : Colette Gutman.
Eiseley parle sans doute ici de l’Argiope aurentia.
Sur cette belle veilleuse du 6 au 18 septembre 2013.
Le 6 septembre : https://jeanprovencher.com/2013/09/06/une-veilleuse/
Le 8 septembre : https://jeanprovencher.com/2013/09/08/des-provisions-des-provisions/
Le 14 septembre : https://jeanprovencher.com/2013/09/14/la-belle-veilleuse-elle-est-un-peu-mal-en-peine/
Le 16 septembre : https://jeanprovencher.com/2013/09/16/il-faut-vous-faire-a-lidee-belle-veilleuse/
Le 18 septembre : https://jeanprovencher.com/2013/09/18/finalement/
Oh, que j’aime la lecture du grand livre de la nature nous incluant et les réflexions qui en découlent. Et par surcroît l’écriture couchée dans les livres ou tout autre support, fossilisation de cette pensée. Merci Jean.
Merci beaucoup, cher Denis.