Conseils aux commis voyageurs
Au Québec, on appelle commis voyageurs ces vendeurs pour un patron, une compagnie, qui vont de place en place tenter de vendre leurs produits. Peut-être ailleurs dit-on représentant de commerce. La Tribune du 11 septembre 1891 y va de précieux conseils, signés Votre oncle Salomon, à leur égard.
Un bon vendeur doit savoir beaucoup de choses, mais il ne doit pas en savoir trop. Tout savoir constitue un véritable maladie et une maladie qui fait des progrès rapides. Faites une concession; admettez que le patron en sait un peu plus long que vous, quand ce ne serait que pour avoir la paix. C’est une bagatelle, mais ça compte, car ça peut faire plaisir au patron et le persuader que vous êtes un homme d’observation et de jugement. […]
Maintenant, rendez vous maître de votre besogne et cela à fond; parlez d’affaires seulement pendant le temps des affaires. Prenez beaucoup de sommeil, beaucoup d’amusement, mais dans l’ordre suivant : le sommeil, les affaires, l’amusement.
Ne soyez pas ivrogne. Ne maltraitez pas votre estomac avec de la boisson frelatée. Si vous vous sentez le besoin d’un verre, prenez-le, mais prenez-le de bonne qualité et n’en prenez que le moins possible. Un peu de boisson suffit pour longtemps au bon commis voyageur. Si vous pouvez vous en passer, tant mieux.
Ne traitez pas vos clients dans le but de leur faire une vente. L’individu qu’il faut traiter pour avoir une commande ne vaut pas la peine d’être conservé comme client. D’ailleurs, vous ruinez votre estomac, vous détruisez votre digestion, ce qui, en soi, n’est pas recommandable.
Ne jurez pas. Vous trouverez parmi vos clients bon nombre de personnes ayant de la religion qui n’aiment pas que l’on jure. Si vous vous sentez le besoin de lâcher quelques sacres, attendez que vous soyez de retour à l’hôtel; si votre steack est mauvais, vous pourrez les lâcher contre la cuisine ou la cuisinière. Mais il vaut mieux ne pas jurer du tout.
Veillez à votre compte de dépenses. C’est le patron qui paie naturellement, et c’est très bien de sa part d’autant plus qu’il n’en parle jamais. Mais il n’en pense peut-être pas moins et vous seriez souvent embêté si vous aviez à deviner à quoi pense le patron. Il peut vous tomber une tuile sur la tête un jour ou l’autre. Vaut mieux maintenir les dépenses dans un chiffre modéré de façon à toujours conserver un patron aussi commode. Le patron vous en saura gré.
Ne dépréciez jamais les marchandises de votre compétiteur. C’est un mauvais plan, mon garçon, et ça ne vous aidera pas à vendre la vôtre. Vantez votre marchandise et tenez vous en là. Prenez note de ceci.
Dites la vérité et envoyez les menteurs au diable — mais ils y iront sans que vous ayez besoin de les envoyer.
Pas d’huile sur les cheveux et les ongles toujours nets. Ce sont les signes distinctifs d’un gentilhomme.
Ne fumez pas de cigarettes, si vous voulez passer pour avoir de la cervelle. Les gens qui ont quelque cervelle ne fument pas la cigarette.
Pas d’eau de cologne ni de Jockey Club. C’est contre l’usage de la bonne société et ça jette souvent une mauvaise odeur.
Ne vous faites pas trop joli, vous risquez de vous faire enlever. N’affectez pas les couleurs voyantes et ne manger pas d’oignons avant le souper.
Ne crachez pas sur le plancher, pour que votre hôte l’essuie en vous faisant intérieurement des compliments.
Si vous avez le malheur de mettre votre montre au clou, dans un moment de dèche, n’allez pas, par distraction, tirer de votre portefeuille le ticket du prêteur sur gages au lieu de votre carte d’affaires. C’est une bagatelle, un minime détail, mais ça pourrait affecter la réputation de votre maison et vous attirer une lettre de rappel immédiate.
N’écrivez pas à votre ou à vos amies sur le papier à lettre de la maison. Ça pourrait vous occasionner des désagréments.
Il n’est pas prudent de conter fleurette à un trop grand nombre de jeunes filles dans la même ville; surtout si quelqu’un de vos clients a de jolies filles qui aiment qu’on leur fasse un peu la cour. Les affaires avant tout, mes enfants.
N’embêtez pas trop souvent le patron avec une demande d’augmentation de salaire. Ça peut finir par le tanner et par vous faire mettre à la porte. Il n’est pas défendu d’avoir une bonne opinion de ses propres mérites, mais ayez soin de faire un escompte considérable sur votre opinion lorsque vous en parlerez au patron. Il a son idée personnelle de votre valeur et vous devez le moins possible chercher à vous placer au-dessus de son estimation.
Parlez des faits; mais si vous vous lancez dans des chiffres imaginaires, restez dans les millions. Mais vendez quand même au comptant. L’argent est toujours l’argent.
Ne vous amusez ni aux concerts ni aux ballets. Ce sont des illusions et des tromperies, le sentier qui y mène n’est pas celui qui conduit à la gloire et à la renommée.
Enfin, prenez garde à la locomotive et aux filles rousses. L’une et les autres sont des signaux de danger.