Le bonheur de vivre dans une maison où tout danse
Je possède plusieurs livres de contes québécois publiés depuis les années 1970, chez divers éditeurs. Il me semblait que j’avais ainsi tout le répertoire de contes, d’autant que certains se répètent. Mais, à dépouiller la presse québécoise de 1900, je me rends compte que nous sommes encore tellement loin de la complétude. Les histoires étranges fourmillent dans la presse de cette époque.
D’ailleurs, j’en viens à me demander comment donc toute une société peut être ainsi peuplée de phénomènes étranges ? Déjà, je vous ai entretenu de revenants à quelques reprises. Voyez maintenant cette histoire rapportée par Louis Fréchette dans Le Monde illustré du 23 avril 1898. Attelez-vous.
Le journaliste et écrivain raconte qu’un jour, alors qu’il étudiait au séminaire de Nicolet, les élèves reçurent la visite de l’abbé Bouchard, curé de Saint-Ferdinand d’Halifax, et d’un paroissien du nom de Legendre qui se rendaient consulter l’évêque de Trois-Rivières au sujet d’une affaire mystérieuse.
Le prêtre leur dit :
Vous allez peut-être me prendre pour un fou. Je vous l’avouerai, du reste, je me demande moi-même quelquefois si ce que j’ai vu et palpé est bien réel. […]
À peu de distance de mon presbytère, il existe une petite maison pauvre, habité par une veuve et ses deux enfants : un garçon d’à peu près vingt-quatre ans et sa sœur cadette qui, elle aussi, a dépassé la vingtaine.
L’appartement n’est composé que d’une seule pièce.
Dans un coin, le lit de la mère; dans l’autre, celui de la fille; au centre et faisant face à la porte d’entrée, un poêle è fourneau — ce que nos campagnards appellent un poêle «à deux ponts».
Le garçon, lui, couche au grenier, qui communique à l’étage inférieur par une trappe et une échelle.
L’autre jour, le bedeau vint m’annoncer qu’on avait jeté un sort chez les Bernier.
— Allons donc vous promener, lui dis-je, avec vos sorts. Vous êtes fou !
— Mais, monsieur le curé, un tel et un tel peuvent vous le dire.
— Vous êtes fous tous ensemble; laissez-moi tranquille.
J’eus beau, cependant, me moquer de ces racontars, tous les jours, ils prenaient une telle consistance, les témoins se présentaient si nombreux, les détails semblaient si positifs, que cela finit par m’intriguer, et je consentis à me rendre aux sollicitations de plusieurs personnes qui désiraient me voir juger par moi-même des choses extraordinaires qui s’y passaient, disait-on, chez les Bernier.
Le soir même, j’arrivais sur les lieux en compagnie de M. Legendre, que voici; et je me trouvai au milieu d’une dizaine de voisins et voisines réunis là par curiosité.
Il n’y avait pas cinq minutes que j’étais entré et que j’avais pris place sur une des chaises plus ou moins éclopées qui, avec les lits, le poêle, une vieille table et un coffre, composent l’ameublement du logis lorsqu’un son métallique me fit tourner la tête.
C’était tout carrément le tisonnier qui s’introduisait de lui-même dans ce que nous appelons la «petite porte» du poêle.
Convaincu que tout cela n’était qu’une supercherie, et bien déterminé à la découvrir, je ne me laissai pas impressionner tout d’abord par la vue de cette tige de fer qui semblait animée par quelque force mystérieuse.
Je la pris dans ma main pour m’assurer si elle n’était pas mue par quelque fil invisible.
Nulle apparence de rien de ce genre.
Au même instant, voilà la trappe de la cave qui se soulève, et des centaines de pommes de terre se mettent à monter et à trotter dans toutes les directions sur le plancher.
Je pris de la lumière, ouvris la trappe et visitai la cave.
Personne ! Rien d’étrange, si ce n’est les pommes de terre qui se précipitaient dans mes jambes et roulaient sous mes pieds, en cabriolant du haut en bas et de bas en haut des quelques marches branlantes qui conduisaient au sous-sol.
Je remontai assez perplexe, mais pas encore convaincu.
À peine eus-je reparu dans la chambre, ma chandelle à la main, qu’une vieille cuiller de plomb, lancée par je ne sais qui, vint tomber droit dans mon chandelier.
Cela me parut venir de la table; et je n’en doutai plus quand je vis tout ce qu’il y avait de cuillers cassées, de couteaux ébréchés et de fourchettes veuves de leurs fourchons, sortir du tiroir et sauter aux quatre coins de la pièce avec un cliquetis de vieille ferraille.
J’ouvris le tiroir et l’examinai attentivement.
Il était dans l’état le plus normal du monde. Pas un fil, pas un truc. Cela commençait à m’intriguer vivement.
Je repris mon siège et me remis à observer avec plus d’attention que jamais.
Pendant ce temps, les autres spectateurs — désireux d’avoir mon avis, et, dans ce but, voulant probablement me laisser toute liberté d’action — restaient silencieux et tranquilles, chuchotant à peine de temps en temps quelques paroles entre eux. […]
Je ne fis guère attention à ce bavardage, mon regard était attiré depuis un instant vers le lit de la jeune fille, où il me semblait voir remuer quelque chose.
Enfin, j’étais fixé, il n’y avait plus à en douter, quelqu’un devait être sous le lit, qui tirait les couvertures dans la ruelle.
— Allons, dis-je, aux quelques jeunes gens qui se trouvaient là, que le moins peureux de vous autres aille voir qui est caché là-dessous.
Un gros gaillard s’avance, se baisse, et au moment où il glissait la tête sous la couchette, reçoit une claque en plein visage qui l’envoie rouler à deux pas plus loin.
Je repris la chandelle, et regardai sous le lit : il n’y avait rien.
En revanche, je fus témoin, comme je relevais la tête, du phénomène le plus extraordinaire et le plus concluant qui puisse frapper les sens d’un homme éveillé et compos mentis.
C’est ce phénomène, absolument inexplicable et radicalement impossible sans intervention surnaturelle, qui est la cause de mon voyage ici. Jugez-en.
Cette couchette de la jeune fille est faite, comme plusieurs couchettes d’enfants à la campagne, avec de petits barreaux verticaux qui en font tout le tour, à distance de quelques pouces les uns des autres, emmortaisés par le haut et par le bas dans la charpente du lit.
Les uns peuvent être plus ou moins solides dans leurs alvéoles; mais j’ai pu constater — plus tard — que la plupart adhéraient aux mortaises, parfaitement immobilisés.
Imaginez-vous donc si je restai pétrifié, lorsque ma chandelle à la main, je vis là sous mes yeux, tous ces barreaux se mettre à tourner d’eux-mêmes comme des toupies, avec un bruit de machine en rotation, sans que personne autre que moi fût à portée du lit.
Et, pendant ce temps-là, les vitres tintaient, les cuillers sautaient, toute la ferblanterie de la maison jouait du tambour, et les pommes de terre dansaient une sarabande diabolique dans tous les coins. […]
La vieille prenait vaillamment son parti des circonstances; et quant à moi, j’avais pris aussi le mien.
* * *
Comment expliquer ces faits étranges ? Le curé Bouchard répond :
On raconte que, quelques jours avant ces manifestations, un vieux mendiant — c’est toujours quelque vieux mendiant — était entré chez les Bernier et leur avait demandé à manger.
On lui avait donné des pommes de terre bouillies, mais sans lui offrir à partager ni la table de la famille, ni le morceau de lard qui se trouvait dessus.
Le vieux était parti mécontent, grommelant les paroles de rigueur :
— Vous vous souviendrez de moi !
Et le mendiant leur avait jeté un sort.
Ce texte était déjà paru dans l’hebdomadaire Le Franco-Canadien (Saint-Jean-sur-Richelieu) du 7 avril 1892, sous le titre «Le sorcier de St-Ferdinand».
Avec toutes ces histoires étranges qui «fourmillent dans la presse de cette époque», il y a peut-être matière à publier un recueil ? ;-)
Bien sûr, chère Michelle. Il faudrait peut-être même penser se mettre à plusieurs. La presse québécoise est un monde très riche, qu’on a beaucoup négligé en histoire.
Assez drôle et très farfelu comme histoire.
J’aime bien ce passage :
« Personne ! Rien d’étrange, si ce n’est les pommes de terre qui se précipitaient dans mes jambes et roulaient sous mes pieds, en cabriolant du haut en bas et de bas en haut des quelques marches branlantes qui conduisaient au sous-sol.
Je remontai assez perplexe, mais pas encore convaincu. »
Après avoir eue des pommes de terre qui se précipitaient dans ses jambes il n’est pas encore convaincu!
Tout à fait, cher Monsieur Greg. On avait beaucoup d’imagination à l’époque et j’aime bien. Il y aurait vraiment de la matière à un tout nouveau recueil québécois de contes et de légendes.