L’hiver aussi rend bavard
Le 9 novembre dernier, j’écrivais que l’automne québécois rend bavard et qu’il nous faudra un jour une anthologie sur cette saison québécoise. Et j’apportais comme exemple le texte d’un citoyen de Québec, Philéas Huot, paru le 14 novembre 1903, et qui trouvait le mois de novembre bien triste. Mais ce texte avait une suite. La voici donc, beaucoup plus de saison maintenant.
Mais bientôt le temps, qui ne change jamais, changera la scène et les décors.
Et l’automne fera place à l’hiver, plein de lumière, à cause de la neige qui blanchit la plaine et les toitures. Le squelette des arbres, qui autrefois fut si beau sous son épaisse et verte chevelure, passera une toilette neuve, faite de rubis et de topazes, par le soleil et le grésil.
Le froid, soudain, sera intense et hâtera les pas du passant sur le givre, qui craquera et criera sur le sol.
Et la lune et le ciel serviront de fond à ce tableau.
Pour mettre une note gaie à cette posture nullement convenable aux gens frileux, on organise des soirées de familles, où, sans y mettre de l’affectation et des cérémonies, on s’amuse selon les bonnes coutumes de la Bretagne et de la Normandie.
Voyez plutôt.
Huit heures sonnent à l’horloge du logis, et l’on frappe à la porte, qui ensuite s’ouvre toute grande.
Ce sont les voisins et les amis que la maîtresse de céans est allée inviter durant le jour.
Le logis est propre et coquet, quoi que sans richesse. Aux murs suspendus, quelques quinquets jettent dans la salle une douce clarté. Le poêle, bourré jusqu’au bord, répand une réconfortante chaleur. La bombe, ou le canard, comme vous dites à Montréal, laisse échapper un filet de vapeur et répète son refrain nasillard, pendant que le chat de la maison, nonchalamment couché sur le tapis moelleux, dirige son œil pleine de menaces vers un chien qui, à quelques pas de là, s’allonge et remue la queue en signe de longanimité.
Tout à coup, un des plus osés de la compagnie propose de jouer une partie de cartes.
Les tables se dressent, on approche les chaises, chacun invite son vis-à-vis, et la partie va son train. À un silence profond succède un bruit d’enfer. L’un vient de s’apercevoir que son adversaire a triché, en filoutant une carte, l’autre se lamente sur une «crêpe» qui le jette hors de la table, pendant que les rires et les lazzis pleuvent sur la tête d’un jeune homme très mince et prétentieux, dans son faux-col et sa cravate ébouriffante.
Et tout cela, accompagné d’une discussion à haute voix, parmi ceux qui ne jouent pas. On parle politique, on discute sur la valeur du premier ministre, comparée à celle du chef de l’opposition; on fait et défait les ministères, décrétant les destitutions en masse, avec l’ambition secrète de remplacer le malheureux expulsé.
Et lorsque l’on est ennuyé du jeu de cartes, s’il n’est pas trop tard, on enlève les tables, on retire les chaises près du mur, et l’on se met à danser au son d’une clarinette, d’un violon, ou aux accords d’un piano qu’une demoiselle joue à ravir.
C’est ainsi que, dans notre faubourg [probablement le faubourg Saint-Roch, à Québec], on tue les longues soirées d’hiver.
Philéas Huot, « Chronique de Québec », L’Album universel, 14 décembre 1903.
L’illustration de James Pattison Cockburn montre le Neptune Inn, au pied de la côte de la Montagne à Québec, une auberge fort renommée en son temps, aujourd’hui disparue.