Skip to content

L’événement de l’année 1893

Le Château Frontenac, qui deviendra l’image de marque de la ville de Québec partout à l’étranger, est ouvert le 18 décembre 1893. Dans son billet de fin d’année, le 30 décembre 1893, Léon Ledieu, journaliste au Monde illustré, retient l’inauguration de ce grand hôtel comme l’événement de l’année.

Vous parlerais-je de l’année qui agonise ?

À quoi bon, vous savez tout le mal qu’elle a fait, le peu de bien qu’elle nous a donné; qu’elle s’en aille, la malheureuse, et que la terre lui soit légère !

Ses vieux jours, cependant, ne seront pas tout à fait oubliés, car ils ont éclairé de leurs derniers rayons l’ouverture du château Frontenac.

Oh ! soyez tranquilles, ce n’est une réclame en faveur de l’hôtel Frontenac que je fais, c’est la simple constatation de l’existence du monument le plus remarquable de notre province.

La vieille capitale de l’Ennui, Québec, comme disent les mauvaises langues montréalaises (d’après les Québecquois) peut se vanter de posséder un édifice unique, un vieux château — si neuf qu’il puisse être — comme on n’en voit qu’en Europe, perché sur un roc, dans un site incomparable et dont la vue vous fait trotter par la tête une foule de souvenirs moyen âge, qui ne sont pas du tout désagréables aux gens de goût.

Et l’autre soir, après l’avoir bien vu, bien examiné de Lévis d’où il fait un effet prodigieux, et du bout de la terrasse [Dufferin] d’où l’on peut comprendre l’élégance de ses cinquante tourelles, je me suis reporté au temps de Frontenac.

Et le calme de la nuit aidant, le silence ambiant, j’évoquai le vieux gouverneur, le vaillant soldat qui dort depuis près de deux cents ans.

Je ne sais si vous avec jamais eu des moments d’hallucinations excusables, provoqués par le bouillonnement des idées sous un crâne, mais il est certain que je fis alors, tout éveillé et en  marchant, un songe étrange.

Il me sembla que Frontenac, secoué dans sa tombe par les échos qui répètent si souvent son nom depuis quelque temps, dans la vieille capitale, se réveillait tout à coup de son long sommeil et que sa grande ombre surgissait et s’avançait.

Vêtu de son armure de combat, la moustache retroussée, la tête haute, fier et grave, la main sur la garde de son épée, comme [Louis-Philippe] Hébert l’a représenté dans son bronze, il marchait d’un pas sûr et s’arrêtait devant le château :

Ventre saint gris, comme disait le roi de feu mon digne père, s’écria-t-il, voici, par le vrai Dieu, le château de mes pères, avec mes armes et mon écu !

Et puis, après un moment de silence, s’accoudant à la grille de la terrasse et contemplant les rives du grand fleuve, Lévis et ses lumières, j’entendis murmurer le fantôme :

Ô ma vieille cité ! mon beau fleuve Saint-Laurent, mes remparts, ma forteresse, c’est d’ici que mes canons crachaient si bien la mort sur la flotte ennemie et la chassaient des eaux de mon roi ! Ô vieux souvenirs ! Passé lointain où j’étais fort et vigoureux, où mon épée défiait l’ennemi ! C’est d’ici que j’envoyais, à la découverte de fleuves nouveaux et de pays inconnus, Jolliet, Marquette, La Salle, et tant d’autres, pour planter le drapeau français dans un sol qu’aucun blanc n’avait jamais foulé avant eux. C’est ici que j’installai le premier évêque de la Nouvelle-France, avec qui je ne m’entendis pas toujours bien, c’est vrai, mais dont je voudrais bien serrer la main aujourd’hui. Ô vieux souvenirs !…. […]

Et puis, le nombre des heures se succédant et tombant du haut de la grande tour du parlement, le jour parut et le château Frontenac s’éveilla.

Le garde du pont-levis était représentée par un portier se débattant contre le sommeil, les soldats s’étaient transformés en garçons de salle, balayant et époussetant, les chevaliers n’étaient plus que des commis, et le maître le gouverneur du château avait changé de fonction pour devenir gérant d’hôtel !

Tous, très braves gens, du reste.
Le contenu n’étant pas du siècle du contenant !

 

Sur l’histoire du Château Frontenac, voir France Gagnon Pratte et Éric Etter, Fairmont le Château Frontenac, Québec, Éd. Continuité, 2006, 111 pages.

L’auteur de ce texte, Léon Ledieu [1845-1907], né à Arras le 29 mars 1845, dans la région Nord-Pas-de-Calais, habite le 57, rue d’Artigny à Québec, à l’arrière du Parlement, où il travaille comme traducteur à l’Assemblée législative du Québec. Il sera journaliste, et même directeur, à l’hebdomadaire Le Monde illustré pendant au moins quinze ans.

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS