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Une mère à sa fille

En 1975, Brigitte Fontaine publie un petit livre-torrent (aux Éditions des Femmes), de moins de 100 pages, qui bouillonne de mots. À un certain moment, elle nous prévient qu’il y a des baisers qui se perdent. «Que celui qui ne souffre pas se présente et je le ferai encadrer, car mon capitaine se plaisait à dire qu’il y a des coups de pieds au cul qui se perdent, mais moi je vous le jure : il y a des baisers qui se perdent ! Ils voltigent autour de nous entre les maisons, et nous ne les voyons pas. Il y a du plaisir qui se perd, bruissant dans les arbres et dans les corps, et nous ne le voyons pas.»

Et puis, soudain, dans cet ouvrage sans titre aucun à l’intérieur, cet immense chant d’amour :

Je veux être à présent le commencement du monde, je suis ma fille, je suis ma mère, je suis moi : prends ton manteau, ma fille. L’homme que tu aimeras est en route, bientôt tu le verras poindre aux fenêtres de la station-service. Il sera à la fois inflexible et enveloppant, il t’emmènera dans les blés vermeils, il sera à toi de tout son corps habité, de tout son rêve gorgé de sang.

Il mettra son cœur sous tes griffes et ses yeux baigneront dans tes yeux, il te prendra et il te portera plus loin que la nuit, là où les lions mangent des oranges sur des draps d’or; il arrachera avec ses dents la pierre qui dort dans ta poitrine, il flottera avec toi sur un lac de feuilles fraîches, il rira dans ta bouche et son corps sous ta main sera un incendie de jasmin.

Tu sentiras fondre tes membres dans une liqueur brûlante, et sous ta robe une ruche. Dès l’aube la soif t’éveillera, tu boiras jusqu’à devenir fleur, ton regard labourera sa chair et il criera, comme la mer travaillée par la lune. Il sera ton jumeau face au ciel, la monture et le corps de ton rêve, il sera la porte par où tu entreras dans le jardin interdit, le jardin de l’autre, de l’autre monde, et lui entrera de même en toi, à travers toi.

Ma fille, cet homme te clouera sur place de bonheur et tu feras au mur une éclaboussure d’or.

Il est en route, avec ses genoux si doux, son torse où l’été vrombit, le pli de sa bouche qui te fera mourir comme un oiseau s’envole, et son regard ma fille, et son regard; prends ton manteau dans le placard.

Mes hommages, Madame Fontaine.

9 commentaires Publier un commentaire
  1. Marie Béïque #

    Quelle révélation que cette auteure! Avec un texte qui met plein de soleil et d’espérance en ce mai qui nous fait … presque défaut. Merci Jean

    24 mai 2011
  2. Une lectrice #

    Merci.

    24 mai 2011
  3. Marjo #

    Oulalala, comme c’est beau. C’est exactement ce que je cherche ;)

    24 mai 2011
  4. M.C. Dupont #

    « Ma fille, cet homme te clouera sur place de bonheur et tu feras au mur une éclaboussure d’or. » Quel texte, et quelle phrase! Si simple et si puissante à la fois, une pure merveille de sens.

    J’ai toujours aimé l’excentrique Brigitte Fontaine, (je me souviens du plaisir que nous avions à faire jouer ses chansons à CKRL MF à une certaine époque) mais je la découvre ici sous un autre jour. Merci d’avoir partagé ses mots avec nous.

    26 mai 2011
  5. J’aime vraiment votre article. J’ai essaye de trouver de nombreux en ligne et trouver le vôtre pour être la meilleure de toutes.

    Mon francais n’est pas tres bon, je suis de l’Allemagne.

    30 mai 2011
  6. Jean Provencher #

    Chère Abril, vous êtes la première personne à vous manifester, provenant d’Europe ! Bonjour à vous. J’espère que chez vous, en Allemagne, aujourd’hui, il fait aussi beau qu’ici en ce moment.

    30 mai 2011

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