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Le grand moment des jurons dans l’année

Ma parole, avez-vous oublié qu’il faut déménager les premiers jours de mai ? Vous n’étiez donc pas avec nous l’an passé ? Tous les baux entre propriétaires et locataires expirent le 30 avril à minuit et, le lendemain, les nouveaux locataires ont le droit de préséance, peuvent prendre possession du logis immédiatement, à moins d’entente avec le précédent locataire. Le journal montréalais La Patrie fait sa une, le 1er mai 1902, avec la question des déménagements. À la vérité, chaque année, au début de mai, les journaux aiment bien discourir sur ce sujet.

Un statisticien très versé dans son art nous apprenait, ce matin, qu’il se prononçait du premier au quatrième jour de mai plus de jurons et de «sacres» que pendant tout le reste de l’année; que les lunes de miel les plus pleines subissaient forcément une éclipse totale pendant cette période néfaste; que les mots d’amour se changeaient en termes peu parlementaires; qu’il se consommait des monceaux de charpie pour panser — (que le typo ne nous fasse pas dire ce que nous ne voulons pas dire,) — nez, orteils, doigts, etc., que des poutres malencontreuses et des fardeaux trop lourds auront, tout en n’obéissant qu’à la loi de la pesanteur, réduit en charpie — (nous nous répétons, mais c’est de la faute de la langue qui emploie le même mot pour signifier le mal et le remède :) — que pendant ces quatre jours, l’intimité domestique des foyers est compromise et que la cause de tout ceci n’est rien autre chose que le transbahutement des mobiliers d’un endroit dans un autre, autrement dit le déménagement. Ouf !

Il pleut ordinairement pendant ces trois jours-là; mais aujourd’hui, il fait beau. C’est toujours ça de gagné. C’est le temps de faire des indiscrétions, de la psychologie de la rue.

Une charge défile; les meubles sont sans dessus dessous entassés va comme je t’y place, sans chiffons de papier entre eux pour les empêcher de s’égratigner. Si, de plus, vous remarquez sur iceux (les meubles) des stalactites de colle séchée et des estafilades de ciseaux, vous êtes fixé : c’est un journaliste qui déménage.

Un couple déambule et suit une charge, le dernier voyage, celui des poêles, de la batterie de cuisine; monsieur porte délicatement la cage à serin tandis que madame succombe sous deux énormes bronzes qui pèsent, qui pèsent.

Jubilez alors; vous venez de rencontrer le bonheur parfait; monsieur qui n’est pas éreinté sous le fardeau n’a pas de raisons pour sacrer, et madame, qui pourrait peut-être maugréer, est trop bien élevée pour le faire.

C’est ordinairement le contraire qui arrive; voilà pourquoi le bonheur est encore plus rare en temps de déménagement qu’en temps ordinaire.

Voilà donc deux exemples de psychologie de la rue, et il est aisé d’en récolter d’autres ces jours-ci.

Nous pourrions en trouver d’autres, mais nous n’avons pas le temps de nous triturer le cervelet, et nous n’avons fait qu’indiquer le moyen à nos lecteurs que nous supposons tous très intelligents. Ils pourront s’amuser.

Il y a les déménagements comiques : ceux de quelques-uns de nos braves universitaires qui ne s’embarrassent pas de payer un cocher à l’heure pour transporter leur maigre mallette; il est vrai que souvent, en changeant de logis, ils déménagent leurs illusions, leurs rêves, leurs passionnettes, mais ce bagage-là n’est pas lourd.

Il y a les déménagements dramatiques, et parmi ceux-là, il ne faut pas oublier l’introduction forcée de lourds pianos dans des portes trop étroites; c’est terrible de voir ces hommes, écrasés contre les murs, la figure congestionnée sous l’effort, en train de se donner qui une hernie, qui une hémorrhagie pulmonaire, etc.

Il y a d’autres déménagements qui, grâce à certaines circonstances, ne manquent pas d’une certaine poésie, d’un impressionnisme poignant. Preuve, ce simple fait divers que nous notâmes hier soir, rue Saint-Dominique, sous la pluie.

Il pouvait être minuit; de braves ouvriers, toute une famille, déménageaient. Une voiture tirée par une rosse, remplie de vieux meubles parmi lesquels une ancienne horloge de famille, une horloge en bois, plus haute qu’un homme et quasi séculaire, à laquelle on avait enlevé la pendule pour la transporter. Les tictacs se succédaient plus rapidement, et elle sonna minuit tout d’une haleine, de son vieux timbre de poitrinaire qui se regaillardit. Ces douze coups rapides, dans la nuit, sous la pluie, à la lueur d’un bec de gaz, alors que sur la chaussée devisait la famille : nous trouvâmes là matière à tableau pour le talent de l’un de nos artistes. Nous cessons notre énumération, nous n’en finirions pas.

Pas avant cependant d’avoir fait l’historique du déménagement à travers les âges.

Adam et Eve ont quitté le Paradis terrestre et nous ont légué l’exemple du premier déménagement. Leur bagage n’était pas considérable et cela se fit vite. La garde-robe de Mme Eve ne venait pas de chez Morgan, et ils s’en furent ainsi dans les sentiers, les bras chargés de feuillage.

Passons au déluge. Noé eut autrement de tracas avec son arche et il dut engager une foule de contremaîtres pour en surveiller le chargement et le déchargement. Si Barnum avait été à la place de Noé, il aurait été fort embêté.

Le passage de la mer Rouge fut un autre déménagement digne de mention.

Celui des élections de 1896 en fut un autre. Passons.

Buller, qui s’était installé à la Tugela, a déménagé, personne ne l’ignore. (Allusion ici à l’une des batailles de la guerre en Afrique du Sud à ce moment)

Enfin, — et c’est une loi générale — il faut que tout le monde déménage au moins une fois dans sa vie, tant au moins moralement. On dit qu’il y aura plus de 4,000 déménagements à Montréal, cette année. Ne nous plaignons pas, c’est du pain pour les humbles.

 

L’illustration provient de L’Album universel du 3 mai 1902; on la retrouve à l’adresse http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, au descripteur «Déménagement».

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