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Une colère d’Albert Ferland

Peu me chaut d’utiliser le mot «diable». Mais, manifestement, je viens de trouver chaussure à mon pied. Le poète Albert Ferland (1872-1943) dénonce les gens de mon acabit. Il n’en peut plus. Je me console cependant; mon père, homme d’église s’il en fut, pouvait dire de quelqu’un «c’est un bon diable» et n’avait vraiment pas l’impression alors de manquer à la charité, bien au contraire. Mais voyez la colère de Ferland dans Le Monde illustré du 5 janvier 1895.

Parmi les mots malsonnants que nous avons l’habitude de jeter dans nos discours, il en est un dont nous devrions nous garder particulièrement; ce mot, sept fois détestable selon moi, est le nom du diable.

Je surprendrai peut-être beaucoup de gens, surtout parmi ceux qui prononcent si légèrement le nom du diable à tout propos, en disant qu’il est grossier, inconvenant et même honteux en certains cas de répéter ce mot inutilement comme on a la triste coutume de le faire.

Les raisons que nous avons de l’éviter avec soin sont nombreuses. Je me permettrai de vous en faire remarquer quelques-unes.

D’abord le nom du diable est malsonnant le plus souvent, et je ne vois pas comment un homme poli et quelque peu éduqué trouve agréable de l’employer comme interjection. Par exemple, il me semble que l’on pourrait bien apprendre à son voisin l’intensité du froid sans lui casser le tympan d’un «diable ! le temps est dur», ou encore en parlant d’un homme spirituel, fin et ingénieux ne pourrait-on pas exprimer l’étonnement et l’admiration que l’on éprouve sans dire : «Diable ! quel homme!» ou «quel diable d’homme !»

De telles phrases sont d’un mauvais goût.

Le nom du diable est inconvenant parfois, et je trouve passablement grossier, indélicat, celui qui constate la présence d’un ami en disant : «Te voilà, bon diable!»

Que penser de celui qui s’approchant de table, au lieu de bénir Dieu, nous dit qu’il a une faim de diable, ou de celui qui s’impatientant au sujet d’une bagatelle, d’un rien, souhaite que le diable l’emporte. Par malheur aurait-on le goût assez faux pour trouver cela de bon aloi, et le sens moral assez perverti pour trouver cela édifiant !

Que dire d’un savant qui vous proposant un problème s’empresse de vous dire avec fierté «Je me donne au diable si vous trouvez cela», ou d’un avocat qui dans l’embrouillement d’une affaire vous apprend que le diable s’en mêle, ou d’un joueur qui perdant son argent au jeu vous crie qu’il est à tous les diables.

Quelles expressions ! Comme une oreille délicate doit souffrir à l’audition d’un tel langage !

Ce n’est pas tout : ces expressions sont mauvaises, mais il y a pis.

Assez indifféremment on pourrait peut-être entendre dire que Pierre, écrivain médiocre, n’est pas le diable, que Paul est un grand diable, que Simon est un bon diable, que Jacques a une force de diable, un esprit de diable, mais peut-on, sans être indigné, entendre un père dire à ses enfants : «Venez ici petits diables !» ou «Laissez-moi tranquille, allez au diable.»

Pour qualifier un tel langage dans la bouche d’un père chrétien, je n’ai qu’un mot, c’est odieux !

Comme on le voit lorsque nous prenons l’habitude de prononcer vainement le nom du diable, il nous arrive souvent de dire non seulement des paroles malsonnantes et inconvenantes, mais aussi des choses vilaines, ignobles et odieuses.

Gardons-nous donc de jurer; oui, pères chrétiens, n’envoyez plus vos enfants à Satan, car le Christ les a rachetés au prix de son sang divin et, si vous les traitez ainsi, le Christ, qui doit être un jour le Vengeur éternel, vous traitera de même.

Vous, mères chrétiennes, gardez-vous, je vous en supplie, de qualifier de démons ou de diables vos beaux petits enfants blonds qui sont peut-être tapageurs, mais dont les jeux sont véritablement innocents. Songez qu’ils sont les héritiers de votre sang; souvenez-vous qu’un jour le Seigneur a dit cette profonde et douce parole qui doit tant réjouir l’enfance : «Laissez venir à moi les petits, le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent.» (Saint Math)

Nous tous, chrétiens, ne jurons point, craignons de nous mal servir de notre langue, car, comme l’a dit un sage de l’antiquité, la langue peut être ce qu’il y a de meilleur ou de pire.

La parole, don du Créateur, nous élève au-dessus de l’animal; soyons donc fiers d’avoir la parole et surtout soyons en dignes.

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Nicole D. #

    Très intéressant ce sujet ! Si je peux me permettre… je dirais Jean, que Vous êtes un bon diable !

    29 décembre 2012
  2. Jean Provencher #

    Merci, chère Nicole. Albert abuse. Il y a bien d’autres causes plus importantes que celle de partir en croisade contre l’usage du mot «diable». La misère, dans les villes, par exemple, le sort de tant de travailleuses et de travailleurs, la pauvreté du réseau public d’éducation, la mort des enfants, l’état de santé des populations en général, l’alcoolisme, etc. Beaucoup des combats à mener au 20e siècle sans que peu de personnes ne l’entrevoit encore. Il faudra donner un grand coup. Albert, lui, se donne ici bonne bouche.

    29 décembre 2012
  3. Nicole #

    Eh bien!

    À la lecture des propos de monsieur Ferland, je me rends-compte que je n’ai pas l’oreille délicate!!!
    Pourtant, jusqu’à ce jour, je le croyais ;-)

    Ah! vous lire, monsieur Provencher, est un régal!
    Paix à Albert!

    Nicole L.

    29 décembre 2012
  4. Jean Provencher #

    Merci à Vous, chère Nicole. Vous êtes adorable !

    29 décembre 2012

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