Comment un poète américain du 19e siècle peut être tout à fait à jour en 2018
Nous savons qu’il y a près de deux milliards d’années, il n’y avait que des procaryotes, des bactéries, des êtres vivants non spécialisés, sans noyau.
Or, un jour, voilà un milliard 600 millions d’années, deux procaryotes s’unirent et apparaissait l’eucaryote, Eukaryota, le premier être avec un noyau. Et qui dit noyau, dit mémoire, développement, reproduction et mort. Et nous étions tous logés dans ce premier noyau.
Comment expliquer que, dès le 19e siècle, Walt Whitman, poète, percevait toute notre évolution jusqu’à aujourd’hui, que chacun d’entre nous est aujourd’hui au sommet d’un grand nombre de formes de vie, y compris un jour l’humaine ?
Voyez.
Je lance tout homme et toute femme avec moi en avant dans l’inconnu.
L’horloge marque le moment, mais qu’indique l’éternité ?
Nous avons jusqu’ici épuisé des trillions d’hivers et d’étés ;
Des trillions nous attendent devant nous, et des trillions attendent en avant de ceux-ci.
Les naissances nous ont apporté des richesses et de la variété ;
D’autres naissances nous apporteront à leur tour richesse et variété.
Je ne dis pas que l’un soit grand et l’autre petit.
Ce qui occupe son temps et sa place est égal à quoi que ce soit. […]
Mes pieds foulent le sommet du sommet de l’escalier ;
À chaque degré j’ai rencontré des myriades de siècles ; il y en avait d’autres myriades entre les degrés ;
J’ai dûment parcouru tous les étages inférieurs, et je monte encore et toujours ;
J’ai laissé des fantômes derrière moi, fantômes qui s’inclinaient à mon passage et dont les têtes restent courbées ;
Très loin en arrière, j’aperçois l’immense néant originel, et je sais que j’ai dû passer par là ;
J’ai attendu continûment, invisible, sommeillant dans les brumes léthargiques ;
Et je ne me suis pas hâté, et je ne me suis pas laissé empoisonner par le carbone fétide.
Longtemps j’ai été serré, de près, longtemps, longtemps !
Immenses furent les préparatifs pour ma venue ;
Nombreux et loyaux et sincères furent les bras qui m’ont soutenu.
Des cycles innombrables d’âges ont porté mon berceau d’un bord du fleuve à l’autre, ainsi que l’auraient fait de joyeux bateliers ;
Pour me faire place, les étoiles se sont rangées de côté ;
Elles ont envoyé des influences secrètes pour surveiller ce qui devait m’échoir et m’entourer.
Avant que je naquisse de ma mère, des générations m’ont guidé ;
Mon embryon ne fut jamais engourdi ; rien ne pouvait le faire mourir. […]
Toutes les forces ont concouru à mon avènement et à ma préservation aussi bien qu’à mon enchantement.
Et maintenant, à cette place, me voici, debout avec mon âme robuste ! […]
Je fais un voyage perpétuel.
Mes signes sont un paletot imperméable, de bonnes chaussures, et un bâton que j’ai coupé dans le bois.
Rosaire Dion-Lévesque, Walt Whitman, ses meilleures pages traduites de l’anglais par Rosaire Dion-Lévesque, Montréal, Éditions Les Elzévirs, 1933, p. 86-90.
Chacune, chacun d’entre nous, être vivant, peut reprendre ces mots.