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En bateau en direction de Québec, tel qu’imaginé par Henri de Toulouse-Lautrec

N’étant jamais venu, le peintre français échappe tout de même quelques imprécisions. Les voies larges et spacieuses, par exemple, n’étaient pas légion à Québec.

La côte s’estompe peu à peu, brouillée aux yeux par la distance, par la bruine et par la fumée du paquebot, aérien et noir sillage, parallèle au sillon blanc et écumeux que trace le navire sur l’eau. Elle disparaît vite, la douce terre de France, plus aimée à mesure qu’on s’éloigne d’elle ; et bientôt plus rien, d’aucun côté, que la surface glauque de l’Atlantique ; plus de bruits familiers autour de soi ; au-dedans le ronflement de la machine, les sifflets aigus du commandement. Au dehors, le murmure du vent dans la mâture, le choc pesant de la lame contre les flancs robustes de la maison flottante qui réunira pendant de longs jours une société bizarre, cosmopolite, un rassemblement d’hommes étrangers les uns aux autres.

Le soleil se lèvera et se couchera sur l’immensité déserte. Les flots seront plus ou moins agités ; les nuages immobiles formeront une voûte grise, où, violemment déchirés, leurs lambeaux laisseront voir de larges échappées du ciel bleu ; la vague se brisera avec rage en se couronnant d’embruns, ou se creusera en abîmes, ou roulera avec mollesse ; rien de plus ne viendra varier cette implacable et majestueuse monotonie.

À bord, un peu de vie languissante, insignifiante pour tous. Puis, insensiblement, et sans que rien vous en avertisse, la latitude change, le ciel devient de plomb, la brume descend épaisse sur les eaux et rétrécit l’horizon ; les masses flottantes des icebergs apparaissent arrachées aux régions glaciales du pôle ; un spectacle morne, une atmosphère froide et lourde, des clartés opaques, un ensemble mystérieux et triste, qu’on ne peut pas décrire après Pierre Loti…

On aperçoit enfin des terres basses, noyées ; des falaises, des îles, et le navire pénètre dans un vaste golfe, de plus de 100 lieues de long sur 80 de largeur, dans lequel se jette un de ces fleuves géants que possède seul le nouveau monde, le Saint-Laurent, qui, à son embouchure, a 30 lieues de large, après 700 lieues de cours ; et 200 brasses de fond. À mesure qu’il se resserre et que l’œil peut distinguer ses rives, le cœur doit se dilater et la compression faire place à une émotion douce et riante, à entendre les vieux noms français résonner au milieu d’appellations anglaises ou de dénominations sauvages : Montmorency, Laval, Montcalm, Champlain, Lévis, Montgommery, Montmagny, l’île d’Orléans, Beauport, Charlesbourg, etc.

Et quand le voyageur a débarqué dans le port admirable de Québec, quand il gravit les rues montantes et parcourt les larges voies spacieuses, quelle joyeuse surprise ! tout est français, les types, la langue, restée un peu stationnaire depuis le dix-septième siècle et enrichie de quelques termes anglais francisés, — et les noms, ces vieux noms normands, beaucerons, angevins : Thibaudeau, Leblanc, Landry, Beaubien, Hébert, Racine, Trudelle, etc., noms qui depuis François 1er, Henri IV, Louis XIII, se sont implantés et naturalisés là-bas, au-delà de l’Atlantique ; noms modestes laissés par de braves gens à des multitudes de descendants dignes d’eux. […]

Le passé est là avec tout ce qu’il avait de robuste et de sain ; le présent avec tout ce que les progrès lui ont donné de brillant et d’utile ; la plus extrême civilisation matérielle, marchant en paix et de front avec les doctrines traditionnelles… en avant, sans arrêt, sans secousses et abîmes en travers du chemin. […]

 

Le Canadien (Québec), 15 septembre 1888.

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