Un jour, en 1975, je me suis procuré un grand livre provocateur
L’écrivain, sociologue, essayiste Jean Duvignaud (1921-2007) y est allé de Fêtes et civilisations. Plutôt qu’Auger, il prendra pour son nom de plume le nom de jeune fille de sa mère. Il sera l’assistant du sociologue Georges Gurvitch à La Sorbonne et le prof de philo de Georges Perec à Étampes, pas très loin au sud-ouest de Paris.
Dans Fêtes et civilisations, il tente de comprendre « ce moment de la vie sociale où une communauté se trouve réunie par une activité, libérée de son ordre et de ses hiérarchies ». Et avant son dernier commentaire, il termine son livre sur la fête des corps amoureux, débutant par une lente démarche, qui tient de l’apprivoisement, et se terminant par l’embrasement. Voyez.
La fête des corps commence avec ces échanges et ces réponses données, attendues différées, reprises, sollicitées sans cesse et à nouveau rendues. Au point que l’ensemble des parties du corps se mettent au service de ces dons réciproques : les deux corps ne composent plus qu’un seul système et qui se régularise de lui-même, peut-être en raison du dédoublement inversé des formes du corps d’un être à l’autre, de la ressemblance contrastée par la différence. […]
Or, ici, communiquer éloigne et rapproche, renverse les inspirations et mêle au frôlement des cuisses ou à l’action des lèvres sur les hanches, cherchant l’assise de l’être, le son du froissement des peaux et les odeurs éveillées par l’approche du plaisir.
Qui ne voit alors la différence entre l’assouvissement et l’amour ? Que l’un et l’autre se pénètrent et se donnent de l’intérieur cette fois ce mouvement réciproque longuement retardé pour que s’établisse cette félicité de la transe, cela n’est point un trivial spasme. […] Les paroles mystiques, les termes du « candomblé » ou du « vaudou », les états de la transe érotiques sont homologues : la conscience s’efface dans la fureur panique du double acquiescement venu des profondeurs de « l’empire du ventre », mais une autre évidence la remplace, malaisée à définir, qui est justement de sortir de ce qu’on est, d’émigrer non dans l’autre mais dans un troisième être formé de deux corps amoureux.
Les religions disent : le « corps mystique » pour évoquer cet état où le corps et l’âme ne font plus qu’un, c’est que l’on a préalablement séparé l’un de l’autre avec une vigueur calculée et qu’on imagine leur réconciliation dans une lointaine transcendance. C’est voler à l’amour sa réalité, puisque la réciprocité du plaisir et la chute ou l’élévation (peu importent les images) qu’entraîne la pulsation terminale nous découvrent justement « autres » dans un troisième être où nous stagnons, en attente, durant quelques instants. La « petite mort » dont parle Dostoïevski est là : l’évidence écrasante que les forces de la nature se sont retrouvées à travers nous, même si nous n’en admettons pas la fécondité, même si notre conscience dérive alors dans le sommeil.
Dans la confusion des membres que chauffent la fièvre et l’excitation, dans la lassitude brusquement et bénéfiquement survenue, la décontraction rapide des muscles, la sueur, la fête des corps restitue ce que les cultures nous interdisent d’atteindre : l’épanouissement de l’être. […]
Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations (Genève, Librairie Weber, 1973), p. 173s.