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En France, le samedi soir dans les campagnes

la paissance

On n’imaginerait pas un récit semblable au Québec, pays si différent culturellement.

Quand le samedi soir, dans les champs, le soleil déclinant marque d’un trait rouge sa fuite derrière les nuages amassés à l’ouest et que les crépuscule survenant noie les objets dans une demi-obscurité, ceux qui travaillent à la terre redressent leur dos courbé, essuient leur front et, avec un soupir de soulagement, en songeant que le lendemain est un dimanche, reprennent lentement le chemin de la ferme.

Il y a quelque chose d’apaisant et de solennel dans le retour des champs à la fin de la semaine. Le long des chemins, des pas lourds résonnent sur les cailloux, unis à des cahots de charrettes et à des piétinements de chevaux. Traversant les pâtis sous la conduite du pâtre, le troupeau revient en hâte vers l’étable qu’il salue de longs bêlements. Pieds nus dans ses sabots, une baguette à la main, une fillette pousse un bande d’oies vers la basse-cour.

Un profond silence se fait dans la campagne déserte, où quelque silhouette de charrue se découpe seule, immobile sous le ciel assombri. Muette dans sa ceinture de saules rabougris et de ronces inclinés, la mare endormie réflète encore la dernière lueur du couchant, tandis que les fenêtres basses de la ferme s’éclairent d’une rougeur dansante d’âtre flambant.

Les bêtes au repos dans l’étable ne font plus entendre qu’un murmure vague, au milieu duquel détonne parfois le grognement hargneux d’un habillé de soie, auquel un compagnon gênant veut prendre sa place. Dans la cuisine, étendus sur les bancs, les reins endoloris, les jambes cassées, les hommes attendent presque sans parler le souper que les femmes préparent.

Enfin, sur la longue table massive, les écuelles de terre brune sont rangées et la ménagère y verse la soupe fumante. Chacun mange avec une méthodique lenteur; puis la dernière bouchée avalée, chacun gagne en hâte son lit, les domestiques dans les soupentes contiguës à l’écurie; les maîtres dans la spacieuse alcôve qui s’ouvre au fond de la cuisine et que voilent à demi des rideaux et un baldaquin de cotonnade rouge.

Bientôt toute la ferme dort d’un sommeil profond; on n’entend plus que le tic tac de l’horloge dans sa boîte oblongue, rythmant les ronflements des dormeurs. Parfois aussi, le silence est troublé par le frottement sourd contre le bois de la crèche d’une vache qui tire sur sa longe, — ou par le craquement d’un os croqué dans un coin de la cuisine par un chat à demi sauvage. […]

André Theuriet.

 

La Patrie (Montréal), 9 août 1902.

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