Causons vitesse
Le 27 octobre 2014, dans le journal Le Devoir, le chroniqueur Stéphane Baillargeon demandait à quelques personnalités quel était le plus grand mal menaçant l’humanité pour les prochaines décennies.
La fondatrice du Centre canadien d’architecture, Phyllis Lambert, lui répondait : La vitesse tue la distinction, consume les valeurs, la vie elle-même, parfois. La vitesse, c’est un Maelström qui emporte tout. Je crois donc qu’à l’avenir, il faudra chercher à se mettre en retraite des événements pour mieux comprendre le monde, l’interpréter, l’aimer, le changer.
Un siècle auparavant, en janvier 1903, on n’en était pas encore à contester la vitesse, à passer au temps lent dans notre vie de tous les jours. Voyez. En France, dans le Petit Parisien, un journaliste anonyme écrit :
Nos chemins de fer nous donneront-ils en 1903 encore un progrès, sinon dans le confort, du moins dans la rapidité ? On ne remarque pas assez les accroissements de vitesse qui se réalisent d’année en année et qui arrivent, s’additionnant les uns aux autres, à changer en peu de temps les conditions du transport.
La célérité est devenue un besoin essentiel pour l’homme civilisé. Alors que nos ancêtres s’accommodaient fort bien des voyages prolongés qui duraient des journées et des semaines, nous sommes impatients du moindre retard. Notre tempérament, on l’a fort justement remarqué, évolue avec le milieu où s’écoule l’existence.
Un Espagnol, un Italien, un Scandinave ou un Turc accepteront de bonne grâce la lenteur de leurs convois, qui ne partent pas toujours à heures fixes, qui arrivent moins exactement encore. Nos nerfs se révoltent, dès que passant une frontière, la fougue des trains rapides s’amortit dans la sage allure des omnibus et des directs.
Tout est affaire d’habitude. […]
Soyons fiers. Aucun peuple au monde ne voyage aussi vite. Ni les grands express d’Écosse, outre Manche, ni les trains directs de Berlin à Hambourg, ni ceux de Vienne à Budapest ne seraient capables de tenir tête à notre Paris-Bordeaux ou à notre Paris-Calais. Chaque fois qu’ils gagnent quelques kilomètres, nous reprenons notre avance.
Les Belges aussi sont battus et bien battus sur leur tracé si droit et si plat de Bruxelles à Ostende. Quant aux autres nations d’Europe, c’est à peine s’il est besoin d’en parler. En Italie, en Espagne, en Suède, la lenteur est de mise et il semble qu’on y regrette encore l’époque des diligences.
Pour les américains, ils sont infiniment moins aventureux qu’ils en ont l’air. Il est bien rare qu’ils dépassent 60 kilomètres à l’heure, et pourtant ce n’est point le combustible qui leur fait défaut.
On ne contestera point que nous soyons les vainqueurs sur ce champ de lutte pacifiques. Depuis soixante-quinze ans, et plus que nous possédons des chemins de fer, nous avons quintuplé pour le moins la vitesse et nous n’avons pas l’intention de nous en tenir là.
Dans cinquante ans, l’Europe nous semblera sans doute trop petite, parce que quelques heures suffiront à la traverser, et notre planète nous apparaîtra trop étroite parce qu’il faudra infiniment moins de 80 jours pour en faire le tour.
Notre désillusion sera la rançon de nos conquêtes.
Ce texte du Petit Parisien, non signé, est reproduit dans le quotidien montréalais La Patrie du 31 janvier 1903. Le personnage ci-haut fut photographié dans le rang de la Ligne, à Dosquet.