Incursion dans la vie des musiciens ambulants (premier de deux billets)
Le quotidien montréalais La Patrie nous propose de revenir sur la route des musiciens ambulants, à la toute veille de disparaître complètement, selon ce journal.
Est-ce un signe des temps ?
Ou bien le goût musical de nos populations, s’étiole-t-il, à mesure que grandit le positivisme et que l’arithmétique n’est plus un luxe inutile ?
Voici une grande question à laquelle on peut difficilement répondre.
Mais il est certain qu’une noble profession périclite de jour en jour et que bientôt hélas le dernier musicien ambulant aura secoué de ses haillons la poussière des rues de Montréal.
Et, entre parenthèses, il aura assez d’ouvrage pour ne pas avoir le loisir de pleurer sur ses malheurs.
En effet, c’est avec douleur que nous constatons que l’art se meurt. C’est avec tristesse que nous voyons les foules passer, sans seulement tendre l’oreille, près de ces artistes qui pourtant mettent le meilleur de leur âme dans leurs instruments, et qui font vaillamment les plus grands efforts pour en tirer le plus de son possible, en dépit de l’harmonie et de la mesure.
Car il faut bien l’avouer, ces artistes sont plus consciencieux que savants et n’ont rien de commun avec les troubadours du moyen-âge.
Malgré leur pauvreté, on ne peut pas dire qu’ils font de l’art pour l’art et que la muse chez eux prédomine tout autre sentiment.
Mais enfin nous regrettons encore les Forget et les Durand et le souvenir de l’homme-orchestre dont on a le plus de plaisir à se rappeler.
Et oui l’art se meurt et bientôt nous ne traverserons plus nos grandes rues sur l’air du Miserere de Verdi et nous ne courrons plus en mesure aux sons de la Cavaleria Rusticana.
Comme l’a dit Fréchette (?), «L’ennui naquit un jour de l’uniformité» et notre peuple entend maintenant, avec indifférence, les florituri des pianos mécaniques et les rengaines que nous pouvons siffler de mémoire, sans oublier une seule variation.
Aussi n’est-il pas étonnant que la profession de musicien des rues soit devenue plutôt ingrate ? Les gens ne pensent plus à mettre la main dans leur poche et à jeter des sous dans la crécelle tendue vers eux. Le public a fini par croire que les artistes ambulants sont une institution, et qu’ils nous resterons toujours comme les mauvais trottoirs et les couteaux aux huîtres.
Dans de telles circonstances, nous comprenons que le musicien ambulant soit dégoûté de l’art, et qu’à la dernière extrémité, il se décide à travailler et à mettre la hache dans son instrument.
Nous n’avons pas à blâmer le public cependant de ne pas plus les encourager, mais je parie qu’il se plaindra quand le dernier orgue à rouleaux aura disparu, et que le dernier violoneux aura émigré sous des cieux plus pitoyables. Alors personne ne pourra nous blâmer de ne pas voir donné l’alarme.
Qu’est devenu l’homme-orchestre, par exemple ?
Mais cet individu est un des plus joyeux souvenirs de notre jeunesse. Qui n’a vu cet Italien portant une grosse caisse surmontée d’une paire de timbales, sur ses épaules, tripotant le sac d’une cornemuse sous son coude, et jouant du piston ? C’était toute une fanfare à lui tout seul, et l’on oubliait la musique pour le voir travailler.
Il suait toujours à grosses gouttes et faisait l’admiration de la jeunesse. Pendant bien longtemps j’ai rêvé d’être aussi bon musicien que lui, et pour l’imiter j’ai crevé toutes les casseroles de la maison paternelle. Les pieds, les mains, le corps, la tête, tout lui marchait. C’était le mouvement perpétuel en chair et en os. Eh bien, faute d’encouragement, le pauvre homme a émigré, ou bien a rendu le dernier soupir dans un dernier envolement de notes fausses qui ont accompagné sa belle âme vers un endroit où personne ne joue du tambour par métier.
La Patrie, 14 novembre 1903.
La suite : demain.