Une autre version de l’histoire de Rose Latulippe
L’événement se passe dans le faubourg Saint-Sauveur à Québec.
Lundi dernier [le 5 octobre], il y avait bal à l’huile à St-Sauveur et la société mixte qui y prenait part paraissait s’amuser on ne peut mieux. Les danses succédaient aux danses, les bons mots aux vives saillies et le tout était arrosé de verres de boissons. Le plaisir et la joie paraissaient être à leur comble quand tout à coup les douze coups de minuit résonnèrent lentement au coucou suspendu à la muraille nue de la salle.
L’heure fatidique de minuit ne sonne jamais au milieu d’un bal, voire le bal le plus joyeux, sans qu’il se fasse un mouvement parmi les danseurs.
Pourquoi ? c’est là un secret, mais, les circonstances aidant, c’est souvent un frisson qui passe sur l’esprit des convives. C’est l’heure où les fantômes apparaissent, où les génies qui habitent le monde surnaturel se manifestent aux humbles mortels.
Mais revenons à la maison de St-Sauveur où avait lieu le bal en question lundi soir. Les douze coups de minuit étaient à peine sonnés que la porte s’ouvre et un personnage — un étranger — entre dans la salle. Un mouvement de surprise passe dans la salle et c’est tout.
L’étranger demande un verre de boisson et, après avoir payé sa consommation, demande la permission de prendre part à la danse. La permission lui est accordée moyennant le paiement de 25 cts (c’est bien modeste n’est-ce pas ?). La musique et la danse reprennent leur cours.
L’étranger demanda à une jeune fille la permission d’être son cavalier pour une danse et la malheureuse et imprudente jeune fille accepte la proposition de l’inconnu. La danse commence et l’on ne tarda pas à s’apercevoir que le couple sur lequel les yeux sont surtout fixés ne danse pas d’une façon normale. C’est une course échevelée, une danse infernale. La jeune fille étouffe, se plaint, gémit et le cavalier tourne, tourne et tourne encore, entraînant sa compagne dans cette danse furibonde.
La danse finie, la jeune fille tombe épuisée sur un banc et un véritable émoi est causé dans l’assistance; on chuchote et on profère des menaces, finalement les plus braves intiment à l’individu l’ordre de s’en aller. Il refuse, alléguant qu’il avait acheté à la porte le droit de danser et ajoutant qu’il danserait.
Nos renseignements veulent que la danse ait été close séance tenante et l’étranger dût s’en aller.
Après son départ, chacun se mit à raconter ses impressions et tous furent d’opinion que c’était le diable en personne qui venait de les visiter. On avait remarqué ses yeux d’aigle, rouges et sanglants, ses griffes d’ours, sa démarche diabolique et son rire infernal. Un quart d’heure après, la salle était vidée et chacun s’en était retourné chez lui à demi mort de peur.
Les faits ci-haut se sont passés lundi et nous avons hésité jusqu’ici à les publier. Ce qui nous a décidé, ce sont des nouvelles manifestations dont sa majesté satanique s’est rendue coupable. Cette fois, c’est la paroisse du Sault Montmorency que le diable a choisie pour être le théâtre de ses exploits. Deux nuits de suite, Beelzébuth s’est promené dans l’unique rue de cette paroisse en faisant un tapage épouvantable, à la frayeur des résidents de l’endroit.
Voilà des faits que nous connaissons tels qu’il nous ont été racontés. Notre opinion concernant ces choses surnaturelles est qu’il y a quelque farceur au fond de l’affaire. Dans tous les cas, la farce est du dernier mauvais goût et nous espérons que tout cela sera bientôt terminé.
L’Étoile du Nord (Joliette), 8 octobre 1891. Le journal précise que l’article provient de L’Événement, un quotidien de Québec.
La photographie par Paul Carpentier, prise en 1943, de la «peinture à l’huile de Rolande Sicotte au Musée provincial de Québec : Rose Latulippe» est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds ministère de la Culture et des Communications, Office du film du Québec, Documents iconographique, cote : E6, S7, SS1, P16787.