«Le foin coupé»
En 1900, lorsqu’arrive le samedi, le quotidien montréalais La Patrie double son nombre de pages. Il propose 18, 20, ou même 24 pages. Aussi y trouve-t-on des articles plus longs, plus fouillés qu’en semaine. Et souvent il fait appel à des écrivains français.
Voici, le 13 juillet 1901, un bien beau texte du romancier, dramaturge et essayiste français André Theuriet (1833-1907). La page Wikipédia qu’on lui consacre dit qu’il est «un écrivain qui chante les terroirs, les forêts, les petites villes bourgeoises avec une étonnante facilité à communiquer avec tous les pays où le mène sa profession». Ici, il nous raconte la récolte du foin.
Quel spectacle plus réjouissant d’une prairie en fleur à la fin de juin ! […] Voici venir les faucheurs. Dès la fin du matin, dans la rosée, ils se mettent à l’œuvre. Les éclairs de l’acier luisent au soleil levant. À chaque demi-cercle décrit par la faux, qui mord les tiges avec un bruissement plein et régulier, des jonchées d’herbe tombent au pied des travailleurs.
La besogne avance avec la matinée; les visages hâlés se mouillent de sueur; les bras et les reins commencent à se lasser. Midi qui sonne au lointain clocher et, par le sentier qui longe la rivière, les femmes de la ferme paraissent, portant dans des gamelles de fer battu le repas des faucheurs : la miche de pain de ménage et la «fromagée» toute fraîche.
Alors la besogne s’interrompt, les hommes accotent à quelque tronc de saule leurs reins rompus, et, lentement, méthodiquement, mâchent de copieuses bouchées de nourriture, tandis que la gourde ventrue de grès bleue, remplie de piquette, passe de main, et que chacun, la tête renversée, les yeux au ciel, boit à la régalade.
Le repas achevé, on taille un brin de causette avec les femmes qui rangent les gamelles vides; puis, la fatigue l’emportant sur le plaisir de la causerie, les hommes s’étendent de leur long sur le pré, le dos à plat, dans les jonchées d’herbe odorante, le chapeau de paille sur les yeux, et, bientôt, ils dorment à poings fermés pendant les heures brûlantes du milieu de la journée.
La prairie une fois fauchée, la besogne du fanage commence. C’est la plus agréable et la moins rude; aussi la réserve-t-on volontiers aux femmes. À travers les prés dépouillés qui ont pris des tons fins d’un gris argent, se détachent, dans la lumière, les jupes et les camisoles des faneuses maniant le râteau. […]
Une faneuse, appuyée sur sa fourche, s’arrête un moment à regarder les hirondelles qui passent et repassent, noires sur le courant de l’eau verte de la rivière. Dans le plein air, à distance, les détails se simplifient, les lignes deviennent sculpturales, et les poses de ces travailleurs, groupés autour des meules, ont une grandeur qui fait songer à Millet, le maître peintre de la vie rustique.
Oh ! ces meules alignées en quinconces dans la prairie, quelle magique odeur elles envoient à travers la sérénité des soirs d’été, et comme cette odeur me rappelle les meilleures soirées de ma toute première jeunesse ! … À la tombée du crépuscule, je venais, avec des camarades de collège, m’étendre dans les prés de l’Ornain, au pied des monceaux de foin fraîchement mis en tas.
Nous avions dix-sept ans à peine, et, pleins de cette confiance imperturbable dans l’avenir, de cette présomptueuse espérance, qui sont l’apanage de tout jeunes gens, nous ne rêvions rien de moins que de gagner de la gloire, et, avec la gloire, le cœur de toutes les femmes. […]
La rivière coulait avec un bruit doux, et, par places, dans les noues abritées par les peupliers, reflétaient les rayons des étoiles.
Les grillons, par centaines, murmuraient leurs trilles saccadés entre les tiges courtes de l’herbe tondue. […]
Dans la paix du soir, tandis que, tout en haut, les garçons couchés près des faneuses rêvent ou jasent amoureusement, l’énorme charretée roule vers la ferme, en répandant tout alentour une saine et aromatique odeur.
La gravure ci-haut provient du journal montréalais L’Opinion publique du 6 juillet 1882.