Et soudain vint l’ogresse
Jean-Charles Tardif, de Saint-Christophe d’Arthabaska, la menait dans la cour et la plaçait devant ma grange effondrée. Jamais machine si imposante n’avait pris place sur le terrain.
Fernand Guérard, président d’Excavation Bois-Francs, de Princeville, en prendrait les commandes. L’entreprise est familiale. Monsieur Guérard est associé à ses enfants.
Avant de monter prendre la place du chauffeur, il me dit : «Vous allez voir comme cette machine travaille bien.»
Et j’ai vite compris que le monstre avait bon appétit. Bouchée par bouchée, mon passé s’envolait. Capable autant de délicatesse que de force, Monsieur Guérard, tout à fait attentif à son travail, professionnel, faisait ce qu’il voulait avec la bête. D’une bonne bouchée, un léger morceau de bois tombait-il à côté du conteneur qu’il le ramassait du bout des dents de la pelle pour aller le poser avec les autres. Il m’a raconté qu’il apprit les premiers maniements d’une pelle mécanique avec son père à l’âge de six ans.
La tôle, elle, qu’il chiffonnait comme feuille de papier, et les autres résidus étaient mis en tas dans l’attente d’un autre conteneur. Et tout, par bonheur, serait recyclé.
Le mur est de la grange, fantomatique, a mis du temps à être démoli. J’aimais qu’il soit ainsi, après 94 ans, le dernier salut dans la verdure et les fleurs, à l’écart de la poussière.
Après-midi spectaculaire s’il en fut.
Et pendant ce temps, ogresse ou non, les dizaines de Chardonnerets jaunes n’avaient vraiment pas l’impression d’être dépouillés de quoi que ce soit, et filaient leur vie, heureux.
P. S. Pour les personnes qui ne le sauraient pas, ma grange s’est effondrée sous le poids de la neige et de la glace en février dernier.
Une année plus tard, viendra un moment où la Vie aura repris toute la place.
Mes amitiés Jean
Clocharde à l’orée des bois, solitaire, vieille et pensive sur le temps écoulé, toi dont la patine de nombreuses années avait laissée ses coulées de doux vent et ses rayons de fauve. Toi dont le soleil lézardait les entrailles, tu manques au paysage, toi dont la tôle tordue et les poutres vertébrales se croisent dans un amas sur une terre tendre, les neiges hivernales t’ont jeté au sol sans se soucier des yeux des hommes qui léchaient tes courbes, tes portes dégondées et tes lucarnes à claire-voie. Moi, je vais me souvenir de la main du bâtisseur, de celle du premier qui y couché ses amours, de ses enfants culbutant dans le fenil et du rosier sauvage engoncé ivre de sa nouvelle jeunesse à chaque printemps. Bien sûr, tu courbais l’échine, bien sûr tu te sentais inutile abandonnée au poussière des routes mais de toi et de toi seule je garde au creux de ma main, l’écharde lisse de ma dernière caresse.
Merci, merci beaucoup, cher Daniel, de cet hommage à une bien vieille grange qui avait réussi à traverser le temps. Tu sais, c’est vraiment la mienne. Il m’est même arrivé, revenant de Québec, d’y voir une moto stationnée à la porte. Je me suis étiré le cou, deux rockers, homme et femme, sans doute n’en pouvant plus, étaient en train de s’aimer à l’intérieur. Je les ai laissé faire. Et bientôt, ils sont repartis, assouvis.
C’est effrayant ! Une si jolie grange … pourquoi un monstre pareil ? La lutte n’était pas égale.
C’est un deuil, c’est certain, cher Monsieur Labruyère. Toute une perte. Le deuxième lieu de vie sur mon terrain, celui des bêtes. Mais que voulez-vous, il m’a bien fallu me faire à l’idée. Merci beaucoup de votre témoignage !