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«Petite chronique»

outardes sur les batturesMonsieur le rédacteur,

Le temps est beau. Le fleuve est presque libre de glace. Les érables coulent en abondance. Voilà les nouvelles les plus fraîches que j’ai à vous apprendre.

Pourtant j’oubliais de vous signaler l’apparition des outardes, que nos chasseurs aiment à saluer au retour du printemps. Aussi, Michel, le chasseur si renommé, passe-t-il toute la journée sur les battures, dans un cabion, à guetter le gibier. Il ne perd pas son temps; le soir, il nous revient chargé de butin.

Cette année, tout le monde est pris de la maladie de la chasse, sans en excepter votre humble correspondant. L’autre jour, de bonne heure le matin, je prends donc mon fusil et, suivi de mon épagneul, je me dirige sur la batture qui se trouve près du Cap Blanc. Là je regarde, je flaire et je rumine. Mais rien ne tombe dans mon rayon visuel.

J’étais découragé. Et ma femme ! que va-t-elle dire en me voyant revenir les mains vides ? moi qui avais promis à ma chère moitié, en partant, de lui apporter une demi-douzaine d’outardes. Elle va se moquer de moi et elle aura raison. Je recommence mes fouilles et j’arpente les battures dans toute leur étendue. Mais mes peines sont encore inutiles. Figurez-vous la binette que faisait le nouveau Nemrod, en présence d’une telle déconfiture.

Voyons, me dis-je, il faut s’en aller Petit Jean comme auparavant, et je me prépare à évacuer la place, lorsque tout-à-coup je vois dans le lointain quelque chose qui remue. Je reprends courage et je pointe mes deux yeux dans cette direction. Il n’y a pas d’illusion d’optique; j’aperçois quelque chose sur la glace. J’approche en rampant; l’épine dorsale m’en craquait.

Je distingue deux têtes que je crois être des têtes de phoques. J’avance encore de quelque pas; ça remue toujours. Alors je m’arrête, j’épaule mon fusil, je mets mon gibier en joue et je pose l’index sur la détente. Le coup allait partir, lorsque, ô surprise ! mes deux phoques se lèvent en trébuchant, et me font signe de ne point tirer. La peur me prend — pourtant je suis courageux — et mon fusil roule sur la glace. Je veux prendre la fuite, mais les forces m’abandonnent et je reste cloué sur place.

Les deux phoques, clopin-clopant sur la route trop dure, s’approchent de moi et me crient : «Qu’allais-tu faire, malheureux ?» L’écaille me tombe alors des yeux et je reconnais mes deux phoques qui n’étaient rien moins que deux citoyens de *** couvant ! leur whiskey sur le bord du St-Laurent.

Je l’ai échappé belle, car si j’avais fait feu, j’allais tout drette à la cour de police où j’aurais été condamné pour manslaughter [homicide involotaire].

Pour le coup, ma femme m’aurait défendu de ne plus faire la chasse aux phoques; à la peine de se passer de gibier toute sa vie.

Demi-tour à droite, et je rentre au bercail.

 

Un chasseur.

Kamouraska, 7 avril 1881.

 

Le Canadien (Québec), 9 avril 1881.

Un commentaire Publier un commentaire
  1. Esther #

    En voilà qui aurait bénéficié grandement de jumelles d’observation dans sa besace… ! Ouf… Belle anecdote de chasseur.

    31 mars 2015

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