Sur le lac Supérieur avec Arthur Buies
J’aime beaucoup le journaliste et homme de lettres Arthur Buies (1840-1901). Son écriture est souvent fort belle. Le voici sur le lac Supérieur, le plus vaste des Grands Lacs de l’Amérique du Nord. C’est qu’à l’été de 1883, il part pour l’Ouest canadien et il fait le récit de son voyage dans «Lettres du Nord-Ouest» parues dans La Patrie d’août à novembre.
Le 12 novembre 1883, le quotidien montréalais reproduit sa sixième lettre, qui porte, entre autres, sur ce grand lac. Voyons ce que l’écrivain en dit.
Nous voilà enfin glissant sur l’abîme redoutable du lac géant, dont le cristal profond cache les plus terribles tempêtes.
Cet océan d’eau douce, qui remplit de son énorme masse d’eau un bassin profond de 900 pieds, a une superficie de 32,000 milles et une longueur de côtes de 1,030 milles. Cependant, malgré cette profondeur de 900 pieds, le lac ne s’élève pas à plus de 600 pieds au-dessus du niveau de la mer, c’est-à-dire que le fond du lac est à trois cents pieds plus bas que ce même niveau. […]
D’une extrémité à l’autre, de la rivière Ste-Marie à Duluth, le Supérieur mesure 420 milles. Des rochers sauvages, des monts ferrugineux, des murs de granit encaissent ses flots parfois impatients comme ceux de la mer; 80 torrents ou rivières se mêlent à cette froide eau de cristal, mais ne l’empêchent pas de diminuer insensiblement; il paraît en effet avoir baissé de 30 à 40 pieds; c’est que l’apport de tant d’affluents suffit à peine à remplacer ce que le soleil ardent de juillet et d’août aspire de vapeurs sur cette immense surface, et voilà aussi pourquoi le Supérieur ne soit pas couvert de brouillards plus ou moins épais durant ces deux mois, les plus chauds de l’année.
Pour nous, il fit un temps digne d’être chanté dans un concours de poètes et de figurer parmi les pronostics encore vierge de Vennor [un personnage qui faisait carrière de prévoir bien à l’avance le temps qu’il ferait]. Un léger brouillard nous enveloppait, comme un voile de gaze ou de tulle fine que nos regards perçaient aisément, du moins jusqu’à une quinzaine d’arpents [un arpent mesure près de 60 mètres] autour de notre steamer. On eut dit un nombre infini de fils de la Vierge flottant et se balançant sous un battement d’ailes; le soleil apparaissait au plus profond des cieux comme un gros disque rouge sanglant, mais privé de rayons, globe abandonné dans un espace muet, sans horizons et sans atmosphère.
Pas d’autre brise que celle que fait démesurément, par bouffées égales, de chaque côté de nous, la proue du steamer fendant l’abîme azuré; toutes les deux ou trois minutes, le sifflet à vapeur faisait entendre un cri aigu, perçant, qui devait porter l’effroi dans les retraites inaccessibles où Éole s’était réfugié, et faire frissonner le serpent de mer dont on n’a pu voir encore que la tête, longue de 190 pieds, et dont la queue bat sans doute quelque rivage inhospitalier, dans un hémisphère différent du nôtre.
La chaleur était vive, mais pas lourde, et l’atmosphère échauffée ne portait pas en elle cette pesanteur qui nous accable et nous énerve durant nos jours caniculaires. Un bataillon de goélands, qui nous avaient suivi depuis notre départ du Sault[-Sainte-Marie], continuait à dessiner continuait à dessiner derrière nous les longs zigzags de son vol, tantôt se précipitant ensemble sur les rebuts des repas qu’on leur jetait, en agitant leur ailes sur les flots assoupis, tantôt s’élevant dans l’air comme des flèches rapides pour redescendre l’instant d’après, ailes déployées et immobiles, jusqu’au ras du lac, en lissant sur sa large croupe leurs longues et soyeuses fales blanches.
Debout sur le pont supérieur du steamer, étage aérien interdit aux passagers, mais que les passagers peu scrupuleux comme moi escaladent sans remords, je contemplais toute cette scène muette et vivante à la fois, essayant de sonder l’impénétrable, me plongeant par la pensée dans l’infini, à la recherche probablement de quelque nouvelle planète pour remplacer celles qu’on nous annonce et qui ne se montrent pas […].
L’image de Buies, une photographie sans aucune référence, provient du site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Ici, comme c’est tout à fait de saison, Arthur Buies dit le bonheur de la première neige.