Retour sur le petit saint Jean-Baptiste
Le 8 juillet 1905, dans Le Monde illustré, le chroniqueur A. Beauchamp sent le besoin de revenir sur la fête de la Saint-Jean, la fête nationale, tenue le 24 juin. En bordure du défilé, la présence d’un vieillard l’émeut.
Une écho [sic] de la Saint-Jean-Baptiste !
Nos compatriotes ont eu à cœur non seulement de bien célébrer la fête nationale cette année, mais encore de la célébrer un peu partout, à l’ombre du clocher du village comme sous les tours de Notre-Dame. Partout sur les collines de notre province, on a allumé les feux de la Saint-Jean et jeté aux échos de la montagne les notes joyeuses des chansons patriotiques, comme pour se dire le besoin qu’il y a de se sentir ensemble quand sonne l’heure du danger.
Il nous a été donné d’assister à la célébration de la fête nationale dans un village situé non loin de Montréal, où le chaud patriotisme des habitants, uni à l’esprit d’entreprise de quelques citoyens, ont créé des merveilles et nous avons été là témoin d’un spectacle si touchant que nous ne pouvons résister à la tentation de vous en narrer le simple récit.
Dans les rangs de la procession passait le petit Saint-Jean-Baptiste, revêtu de la toison blanche, les cheveux blonds bouclés comme ceux d’un chérubin et l’air radieux. La foule joyeuse acclamait et les cuivres sonnaient. À la portière de la voiture, marchait silencieusement un grand vieillard à cheveux blancs. Il regardait souvent le petit bonhomme de laine blanche qui, dans la voiture, secouée par les cailloux de la route, se raidissait contre le choc. Le vieux avait alors un sourire, puis sa figure redevenait subitement assombrie comme une sensation douloureuse, un sentiment très intime, qui semblait bouleverser tout son être. Personne apparemment ne portait attention à ce petit phénomène psychologique caché, dont les traits tirés du vieillard attestaient seuls l’existence.
«Est-ce le père du petit Saint-Jean», demandai-je à quelqu’un ? Non.
«Son parent alors» ? — Oh non, pas parent, répondit mon interlocuteur un peu curieux de connaître sans doute le sujet de mon insistance. Je n’en demandai pas davantage, mais j’étais résolu à percer le mystère, qui maintenant était plus impénétrable qu’auparavant. À côté de la voiture continuait de marcher le vieillard courbé maintenant et visiblement fatigué de sa corvée. La procession allait finir, je m’avançai aux côtés du vieux et sans troubler sa muette contemplation j’attendis le moment de lui parler.
«Vous aimez les petits Saint-Jean-Baptiste ?» lui dis-je enfin d’un air bien indifférent en apparence. Le vieillard me regarda doucement sans sourire, mais l’air bon enfant.
«J’aime beaucoup la fête de la Saint-Jean-Baptiste, me répondit-il. Il y a longtemps que je n’ai pas assisté à une belle procession au village et, je ne sais pas, cela me fait quelque chose de regarder le petit Saint-Jean-Baptiste dans sa voiture, avec son mouton à côté de lui.»
Pendant qu’il parlait, le vieillard, un peu agité maintenant et la figure illuminée, avait sorti d’une poche intérieure de son vaste habit du dimanche, un carton jauni et écorné légèrement. C’était une photographie représentant une voiture ornée de fleurs et portant un petit Saint-Jean-Baptiste en tout semblable à celui qui tournait à présent le coin de la rue. La toison blanche, les cheveux bouclés comme ceux d’un petit chérubin, l’agneau sans tache, tout était là.
Je regardai un peu ému le vieillard, qui était redevenu songeur, perdu, les yeux fixés sur le portrait.
«Moi aussi», dit-il, «j’ai fait le petit Saint-Jean-Baptiste. Oh, il y a longtemps de cela, bien longtemps » !
Et il remit tranquillement le carton jauni dans sa poche, et partit.
Ainsi c’était là le mystère, Ce qui torturait ce noble et fin visage; tout ce mélange de joie et de tristesse qu’on y lisait, c’était la trace du souvenir.
Cette photographie du petit saint Jean-Baptiste est parue dans Le Monde illustré du 8 juillet 1899. On peut la retrouver sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, au descripteur «Saint-Jean-Baptiste (Fête)».
