Arrivera-t-on un jour à percer le voile ?
En dehors de notre monde, que nous croyons unique, il s’en trouve d’autres qui, ponctuellement, se montrent le bout du nez, et nous n’y portons même pas attention. Au mieux, on s’exclame «Tiens, si c’est étrange, j’y pensais justement» ou encore «Quel hasard, nous venions d’en parler». Et nous nous assoupissons à nouveau, enfermés, lovés dans les lois de notre monde.
Que savons-nous, par exemple, de l’univers du neutrino, venu d’ailleurs par milliards, qui nous transperce le crâne et le cerveau à cet instant même, sans que nous nous en rendions compte ? Ce n’est pas parce que nous échappons à son vécu que notre monde est plus «vrai» que le sien. Nous habitons un univers où les mondes s’interpénétrent.
J’évoquais le sujet le 15 septembre dernier, en parlant de Charlie et Boris Vian dans ma campagne. Il y avait là une percée, une manifestation à laquelle je me suis arrêté, la sachant absolument ponctuelle, assurément éphémère, et je voulais l’accrocher au babillard pour ne pas l’oublier. Et, de fait, je n’ai pas revu ce Charlie et ne suis pas arrivé à trouver une suite à ce Vian dans mes terres. Mais qui sait, peut-être en aurai-je une au moment où je l’attendrai le moins. Aussi, je veille.
Y a-t-il encore, quelque part, des êtres qui s’attachent à réfléchir aux « hasards » ? Il y en eut de grands. Carl Jung, Wolfgang Pauli, Paul Kammerer, Arthur Kœstler. Valdemar Axel Firsoff, qui a travaillé sur la nature de l’esprit, pense qu’il pourrait y avoir des particules élémentaires de matériau mental, qu’il propose d’appeler «mindons» (de l’anglais mind, esprit) et dont les propriétés seraient être semblables à celles du neutrino.
Trève de réflexion sur le sujet, voici un texte extrait de L’Étoile du Nord du 12 mars 1891 — Un songe étrange — qui plairait drôlement à ce cher Arthur Kœstler. Ce dernier, prenant la relève de Kammerer, évoque ce genre de sérialité dans ses livres L’étreinte du crapaud (1971) et Les racines du hasard (1972) publiés chez Calmann-Lévy.
Une femme de lettres, bien connue à Utica, en compagnie de plusieurs amies intimes, passait la vacance dans une place d’été de l’État de New-York. Elle et ses compagnes comme elle, adonnées à la littérature, convinrent que chaque matin elles se réuniraient pour se raconter mutuellement leurs songes de la nuit précédente, dans le but de faire des observations scientifiques et pour l’intérêt de la chose elle-même.
La conférence fut tenue régulièrement tous les matins et fut une source d’amusement. Un jour, cependant, la dame en premier lieu mentionnée auquel nous donnons le nom de Mlle Gale, se montra avec une physionomie troublée et refusa de raconter son rêve. Elle avait eu un méchant songe et ne voulait pas, dit-elle, rendre ses amies inquiètes en le répétant.
Le matin suivant, Mlle Gale parut encore plus troublée, et, en réponse aux questions de ses amies, dit avoir eu le même songe. Elle refusa de nouveau de le révéler, mais, quand la vision apparut la troisième nuit consécutive, la malheureuse femme devint très nerveuse et consentit à raconter son rêve.
Voici le songe que j’ai eu trois nuits de suite, dit Mlle Gale. Il me semblait être assise auprès d’une fenêtre regardant la foule passer dans la rue. Bientôt arriva une procession funéraire qui s’arrêta devant la maison où j’étais. L’entrepreneur de pompes funèbres recula le chariot funèbre jusqu’à la porte, et son assistant descendit du siège et ouvrit la porte. Puis il me regarda et je vis que son casque portait le numéro 9. L’homme avait la joue gauche traversée par une longue cicatrice.
— Êtes-vous prête ? me dit-il. J’étais fort émue et, en essayant de lui répondre, je m’éveillai.
L’effet de cette histoire sur les compagnes de Mlle Gale réprima leur gaieté pendant quelque temps, mais le songe ne se répétant point, on finit par l’oublier. La vacance se passa plaisamment, puis les jeunes amies se dispersèrent.
Plusieurs mois plus tard, Mlle Gale eut l’occasion de se rendre à Chicago et en profita pour visiter quelques édifices publics. Un jour, elle laissa ses compagnons de voyage au premier étage d’un de ces édifices pour monter au cinquième voir un objet d’intérêt particulier. Ayant terminé son inspection, elle attendit avec quelques autres personnes l’élévateur qui devait les descendre en bas. Quand la machine apparut, les autres personnes y prirent précipitamment leur place, mais l’homme en charge crut Mlle Gale trop lente.
— Eh bien, dit-il, êtes-vous prête ?
Comme un éclair, le souvenir de son rêve lui revint à la mémoire et elle regarda l’homme. Il portait une cicatrice sur le visage et le nombre 9 était sur son casque.
— Non, non, pas encore, dit-elle involontairement.
L’homme ferma la porte avec violence et l’élévateur lourdement chargé se mit à descendre. Il n’avait pas atteint l’étage suivant que les câbles d’acier se rompirent et toute la machine tomba sur le pavé. Quatre personnes furent tuées sur le coup.
Carl Jung également aurait beaucoup aimé ce texte, lui qui a tant travaillé avec les rêves.
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